« [...]par un de mes personnages (le romancier) » 

C’est selon cette même dynamique que des idées connexes (mais non celle-ci précisément) sont exposées dans la version définitive des Faux-Monnayeurs, au chapitre 3 de la seconde partie, désigné dans la table des matières sous le titre : « Edouard expose ses idées sur le roman ». On y retrouve Edouard et son secrétaire, à présent nommé Bernard, ainsi que deux autres personnages, Laura et Sophroniska : le dialogue à quatre voix est animé par des personnages qui nous sont déjà connus, ont toute une existence romanesque derrière eux. Ceci donne à la scène un intérêt narratif – continuer à faire connaissance avec ces personnages selon les opinions qu’ils défendent dans cette discussion – indépendant du contenu du dialogue, et permet d’intégrer les idées dans un réseau complexe de tempéraments et de caractères qui interagissent, se confrontent, soutiennent différentes opinions en fonction les uns des autres, et non seulement d’une pensée abstraite.

‘Edouard était très chatouilleux. Dès qu’on lui parlait de son travail, et surtout dès qu’on l’en faisait parler, on eût dit qu’il perdait la tête.
Il tenait en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ; il mouchait de son mieux la sienne propre ; mais il cherchait volontiers dans la considération d’autrui un renfort à sa modestie ; cette considération venait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L’estime de Bernard lui importait extrêmement. Etait-ce pour la conquérir qu’Edouard, aussitôt devant lui, laissait son pégase piaffer ? Le meilleur moyen pour la perdre, Edouard le sentait bien ; il se le disait et se le répétait ; mais, en dépit de toute résolution, sitôt devant Bernard, il agissait tout autrement qu’il eût voulu, et parlait d’une manière qu’il jugeait tout aussitôt absurde (et qui l’était en vérité). (FM235-236)’

Le lecteur est prévenu qu’il ne faut pas prendre les discours d’Edouard à la lettre : ce qu’il dit est affecté par son rapport à Bernard (et d’ailleurs, autrement, à Laura et Sophroniska), et c’est au prisme de ces relations entre personnages qu’il faut lire ses « idées sur le roman ». Il ne faudrait donc pas être tentés de voir dans ces pages une profession de foi de l’auteur, une poétique du roman directement exposée dans le récit.

Ainsi, l’idée qui nous intéressait dans le Journal n’apparaît que de manière fort détournée, dans la bouche d’Edouard et sous une forme bien éloignée de ce que Gide affirmait d’abord :

‘A cause des maladroits qui s’y sont fourvoyés, devons-nous condamner le roman d’idées ? En guise de roman d’idées, on ne nous a servi jusqu’à présent que d’exécrables romans à thèses. Mais il ne s’agit pas de cela, vous pensez bien. Les idées..., les idées, je vous l’avoue, m’intéressent plus que les hommes ; m’intéressent par dessus tout. Elles vivent ; elles combattent ; elles agonisent comme les hommes. Naturellement, on peut dire que nous ne les connaissons que par les hommes, de même que nous n’avons connaissance du vent que par les roseaux qu’il incline ; mais tout de même le vent importe plus que les roseaux.
- Le vent existe indépendamment des roseaux, hasarda Bernard. (FM242)’

La distinction entre « roman d’idées » et « romans à thèses » répond particulièrement à notre préoccupation, et à celle de Semprun, au sujet du réalisme socialiste. Encore une fois (comme dans le cas du « réalisme » et du « naturalisme » définis par Semprun à la suite de Lukács), deux manières d’intégrer des idées au roman, une bonne et une mauvaise, sont présentées103. Cependant, la suite du passage s’éloigne de cet aspect comparatif pour développer une conception platonicienne du rapport entre les idées et les hommes, dans laquelle la relation de détermination entre opinions et individus (décrite dans le Journal) est abandonnée au profit d’une hiérarchisation de deux domaines distincts, dont l’un (le monde des hommes) révèle le mouvement de l’autre (le monde des idées)104. La même problématique est abordée dans les deux cas (dans les passages du Journal et dans celui du roman), mais sans que l’opinion exprimée par le personnage ne corresponde à celle défendue par l’auteur.

D’ailleurs, non seulement Bernard doute-t-il de la validité de ce discours (« Bernard avait écouté tout cela avec une attention soutenue ; il était plein de scepticisme et peu s’en fallait qu’Edouard ne lui parût un songe-creux », FM242), mais Edouard lui-même, écrivant ce soir-là dans son journal, se juge sévèrement : « Pourquoi me suis-je laissé aller à parler ? Je n’ai dit que des âneries. » (FM246). Loin d’être une exposition des idées de Gide, ce passage contient une expression d’une problématique définie par Gide dans le Journal, et abordée par les personnages de manière tangentielle, déterminée par leurs caractères et par les relations qu’ils entretiennent entre eux – et qui les mène, peut-être, à ne dire « que des âneries » ? On peut alors distinguer nettement entre les idées de l’auteur et celles, narrativisées, qu’expriment les personnages : leur relation est passée au prisme de la fiction et le lecteur, invité à réfléchir à ces problèmes, ne l’est pas à recevoir passivement un discours provenant de l’auteur, mais à tracer son propre chemin entre les divers points de vue des personnages.

Cependant, ayant déjà remarqué qu’Edouard tient lui aussi un journal (et décrit l’idée d’écrire un journal qui contiendrait « au jour le jour l’état de ce roman dans mon esprit ; [...] la critique continue de mon roman », FM241, tout comme le Journal le fait pour Les Faux-Monnayeurs), on ne s’étonnera sans doute pas que le roman d’Edouard s’intitule, lui aussi, Les Faux-Monnayeurs. Davantage, Edouard envisage également de présenter « un personnage de romancier, que je pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire. » (FM239) Ce projet est également moqué par les personnages :

‘- Et puis je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez faire autrement que de vous peindre.
[...] Edouard protesta :
- Mais non ; j’aurai soin de le faire très désagréable.
Laura était lancée :
- C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna celui des trois autres. (FM239-240)’

A ce stade, Edouard étant lui-même « très désagréable » dans ce passage (ou en tout cas ses opinions étant présentées de manière négative), on entrevoit tout l’enjeu de la mise en abyme élaboré par Gide. Le roman à l’intérieur du roman porte le même titre que ce dernier ; Gide (qui tient un journal sur son roman) crée un personnage de romancier (qui tient un journal sur son roman) qui envisage de créer un personnage de romancier (on ne sait pas s’il tiendra un journal sur son roman). Au niveau des idées, du rapport entre les idées de l’auteur et les idées des personnages, entre l’auteur et son personnage de romancier, la correspondance descendante (de la réalité, au roman, au roman dans le roman) suggère la possibilité d’une remontée vers le réel : « tout le monde vous y reconnaîtra », au-delà de la boutade, cela veut dire que, au moins dans la lecture qu’en fait « tout le monde », le personnage de romancier est perçu comme une image de l’auteur, les idées qu’il exprime sur son roman comme une image des idées qui régissent le roman dans lequel il existe.

Bien entendu, cette image est loin d’être sans distorsions. Dans une mise en abyme graphique105, l’image seconde contenue dans l’image première lui est identique, en miniature ; mais si l’on se place du point de vue de l’image seconde, les éléments de l’image première sont hors du cadre, hors de notre champ de vision. On aurait beau deviner qu’ils doivent correspondre à l’image seconde que nous voyons, le changement d’échelle, perçu de l’intérieur, donne le vertige. – Dans une mise en abyme narrative, le lecteur se trouve à ce niveau second : l’auteur seul voit la première image, la crée ainsi que toutes les miniatures qu’elle contient ; tandis que le lecteur, tout en comprenant bien le statut de l’image seconde, est incapable de remonter à la première. Si maintenant l’on entend par « image » une relation entre deux univers, la première image est la relation entre l’univers réel et le premier univers fictionnel, la deuxième image la relation entre le premier univers fictionnel et le second (le reste est trop petit pour être vu, comme dans la mise en abyme graphique). Le lecteur peut comprendre et même analyser la relation entre les deux univers fictionnels, les distorsions qui adviennent avec le changement d’échelle, mais ne peut qu’imaginer de remonter à l’univers réel : toute tentative de projection précise se heurte à la subjectivité de l’auteur, inatteignable. Cependant cette relation qui est l’image première, même si elle est incompréhensible (non analysable, puisque dans la lecture elle contient le lecteur106), existe.

Pour le dire autrement : le lecteur sait que malgré tous les jeux, toutes les ironies, la relation formelle établie par la mise en abyme désigne, veut l’amener à considérer la relation au réel de l’univers fictionnel – y compris les problèmes abstraits, les idées que la fiction contient. Le récit ne donne pas au lecteur de vérité toute faite, mais excite sa subjectivité : il ne peut pas se glisser dans le lit tout fait d’une autre subjectivité, celle de l’auteur, mais développer la sienne selon les termes qui lui sont proposés.

En ce sens, le « personnage de romancier » est loin d’être un personnage comme les autres : en tant que mise en abyme de l’auteur, il représente un rapport du roman au réel (des idées exprimées aux idées de l’auteur, également) qui demeure incertain, indécidable. Mais ce faisant il établit la potentialité de ce rapport, amène le lecteur à considérer la dynamique qui unit réel et récit comme un phénomène textuel qui exige sa participation. Cette participation est faite en partie d’abandon : on ne peut comprendre dans son entier le rapport entre récit et réel, par définition – sinon le récit retombe dans l’illustration, dans le stéréotype (le roman dans la propagande). Davantage que par des conclusions à atteindre, cette participation du lecteur est définie par un élan, par une attitude vis-à-vis du texte : on s’interroge sur ce qu’il veut dire, en sachant qu’il ne le dit pas nécessairement, en prenant en compte le jeu narratif pour penser à notre tour, à travers le roman. En retour, ce mode d’appréhension par le lecteur modifie l’objet du regard : si ce procédé fonctionne, le texte s’inscrit décisivement en dehors d’une dynamique de représentation directe du réel (ou des idées de l’auteur), n’a même plus à s’en défendre car il est d’ores et déjà ailleurs.

Dans ce chapitre et dans le suivant, nous allons étudier, sous cette impulsion gidienne, les instances de mise en scène de l’auteur comme « personnage de romancier » chez Semprun. Au préalable, précisons simplement deux aspects importants de notre étude.

D’une part, il est clair que l’on touche ici à la dimension autobiographique de l’œuvre, chez Semprun. Puisque les récits de témoignage se fondent sur une expérience vécue, l’univers fictionnel est déterminé, dans cette proportion, par la réalité historique. Cependant, les lectures que je propose ne s’intéressent guère à la biographie réelle de Semprun ; non seulement je n’ai pas les moyens de la vérifier (il faudrait, en particulier, davantage de recul historique par rapport à la vie de l’auteur), mais ça n’est pas le plus important. Suivant la dynamique de la mise en abyme chez Gide (et l’on va voir que celle-ci est reprise par Semprun), je m’intéresse au mouvement que l’autographie dessine, et à ses conséquences diverses (pour le statut du texte, pour le lecteur), mais je n’escompte aucunement, par ce biais, atteindre la bios de l’auteur (laquelle, d’un point de vue esthétique, est secondaire).

D’autre part, loin de vouloir épuiser toutes les instances et significations de l’autoréférence chez Semprun, cette étude est guidée par les problématiques des chapitres précédent et par la façon dont Gide, on vient de le voir, semble indiquer pouvoir les résoudre. Les choix qui sont faits répondent ainsi à une volonté de synthétiser ce qui, dans la mise en scène de l’auteur chez Semprun, s’inscrit dans la problématique de la représentation romanesque et de son rapport à l’idéologie (ou aux idées) et à la vérité du témoignage : ou comment le « personnage de romancier » modifie les termes de la relation entre récit et réel, transforme la lecture qui en est faite.

Notes
103.

Le tour manichéen que semble souvent prendre cette discussion, s’il n’est jamais entièrement convaincant en pratique, indique cependant qu’une problématique essentielle se situe ici : quelque chose comme le statut énonciatif du roman, entre discours et récit.

104.

A moins que le vent ne détermine aussi les caractéristiques des roseaux, auquel cas ce passage et celui du Journal pourraient se rejoindre ; mais ce serait pousser la métaphore un peu loin, sans justification aucune.

105.

Qui sert traditionnellement d’exemple, puisque le terme « mise en abyme », pour un texte, en est la métaphore.

106.

On ne peut pas analyser ce dans quoi l’on est, ce par quoi l’on existe en tant que pensée : fondement de l’ontologie, raison d’être de la métaphysique ? La lecture du roman reproduit le rapport de l’individu à sa propre pensée, dans le monde réel, (voire le rapport de sa propre pensée à ce qui l’inspire – quoi que ce soit), en transférant les termes de ce rapport : du monde fictionnel à la subjectivité de l’auteur (la vision que l’auteur a du monde réel).