« J’écris Paludes » : le triple je de la narration méta-romanesque

La création d’un « personnage de romancier » travaillant à une œuvre éponyme au récit où il s’inscrit, telle qu’on l’observe dans Les Faux-Monnayeurs (1925), n’est pas pour Gide une idée nouvelle. Déjà, Paludes (1914) s’ouvrait sur les lignes suivantes :

‘Vers cinq heures le temps fraîchit ; je fermai mes fenêtres et me remis à écrire.
A six heures entra mon grand ami Hubert ; il revenait du manège.
Il dit : « Tiens ! tu travailles ? »
Je répondis : « J’écris Paludes. » (15)’

Ici, c’est une première personne anonyme qui prend en charge le récit : le « personnage de romancier » est également le narrateur. Celui-ci, tout au long de la « sotie »107, est principalement occupé à l’écriture de son « Paludes »108  : il en parle et lit des passages à ses amis, ou y renonce, se fourvoie (tel Edouard) dans des tentatives de description de son projet qui ne le satisfont pas, transcrit ce qui lui arrive (et c’est peu de choses) dans le cadre de son récit (comme la description du « petit voyage » avec Angèle étudiée précédemment).

Le sujet de son livre s’apparente donc à celui du romancier imaginé par Edouard : « la lutte entre ce que lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire » (FM239). Paludes comprend des pages de « Paludes », données en italiques et qui permettent au lecteur de comparer, livre en main, « ce que lui offre la réalité » (réalité qui est, bien entendu, le récit premier) avec « ce que, lui, prétend en faire » (le récit dans le récit). Le lecteur peut ainsi observer concrètement la manière dont le narrateur de Paludes « ren[d] l’impression » de sa réalité. Les discussions avec ses amis permettent d’ailleurs d’expliciter les choix esthétiques qui gouvernent ce processus :

‘J’ai vu Tityre.
- Le célibataire ?
- Oui – mais dans la réalité il est marié, – père de quatre enfants. Il s’appelle Richard... [...]
« Vous voyez bien qu’elle n’est pas vraie, votre histoire !
- Pourquoi, pas vraie ? – parce qu’ils sont six au lieu d’un ! – J’ai fait Tityre seul, pour concentrer cette monotonie ; c’est un procédé artistique [...] Pour rester vrai on est obligé d’arranger. L’important c’est que j’indique l’émotion qu’ils me donnent. [...] mais pourquoi raconter six fois ? mais puisque l’impression qu’ils donnent est la même – précisément, six fois... (48-49)’

Tityre étant le personnage principal de « Paludes », l’interlocuteur (c’est Angèle) s’étonne qu’il ne corresponde pas à son modèle : tandis que Tityre est un célibataire isolé (il vit « dans une tour entourée d’un marais »,19), Richard partage sa vie avec cinq autres personnes. Le narrateur, qui est toujours un brin condescendant avec Angèle, dont il ne semble pas valoriser outre mesure les capacités intellectuelles, explique alors son « procédé artistique », qui consiste en l’occurrence à « concentrer » en un personnage l’impression unique que lui donnent, collectivement, les six membres de la famille réelle.

Le récit dans le récit, « Paludes », est donc accompagné de son commentaire esthétique (méta-romanesque) par les personnages de Paludes, dont la figure centrale est le « je » du narrateur

. L’identité entre les titres des deux récits enchâssés l’un dans l’autre suggère que l’on peut imaginer d’appliquer à Paludes les principes romanesques définis au sujet de « Paludes » : à partir de l’explication de « Paludes », imaginer de remonter à une explication de Paludes. – Par exemple, on peut imaginer que Gide ait synthétisé, dans les personnages d’Angèle et d’Hubert, deux types d’attitudes envers son travail qui se trouveraient, dans la réalité, réparties entre plusieurs de ses amis : de la même façon que le narrateur synthétise Richard et sa famille en l’unique personnage de Tityre.

Il y aurait alors trois niveaux de lectures : le plus petit où le lecteur lit « Paludes », intégré dans celui où l’on lit Paludes, lui-même intégré dans une projection de Paludes telle que le potentiel d’auto-analyse, ou la réflexivité du texte, la dessine. Cette projection, comme dans la mise en abyme décrite au sujet des Faux-Monnayeurs, reste essentiellement hors d’atteinte : elle définit un mouvement plutôt qu’un point d’arrivée. De ce point de vue, le je de « j’écris Paludes » est un triple je : en tant que personnage, je écrit « Paludes », le récit enchâssé ; en tant que narrateur, je écrit Paludes dans le sens où je est la voix à travers laquelle s’écrit Paludes, la source de l’énonciation qui donne son existence au texte de Paludes ; au troisième niveau, qu’on pourrait appeler Paludes tel qu’il se réfléchit (tel qu’il se pense, tel qu’il s’autoreprésente), le je, un brin fantomatique (ou spectral) il est vrai, ne peut être que celui de l’auteur.

L’auteur qui se dessine à travers le texte, que le lecteur imagine en suivant le mouvement autoréflexif initié par le texte : pas l’auteur réel, donc, mais pas non plus un personnage d’auteur contenu dans le texte. Une projection imaginaire d’auteur, certes, mais pas non plus indépendante de l’auteur réel : à ce niveau, c’est toute la structure de l’œuvre qui est en jeu, tout son fonctionnement esthétique, et à moins d’être sérieusement schizophrénique, l’auteur réel ne peut pas faire autrement que d’être présent, au moins en partie, fût-ce de manière joueuse, dans cette image d’auteur. C’est un « auteur implicite »109, dans le sens où le lecteur n’a jamais accès qu’à un auteur implicite (impliqué par le texte, atteint à travers le texte), mais c’est également un auteur explicite dans le sens où l’auteur se montre activement à travers cette image (s’implique dans le texte). On peut dire également que c’est l’auteur réel tel qu’il se montre à travers une œuvre d’art, ce qui n’a rien à voir avec la manière dont un individu se montre dans la réalité. En fin de compte, puisque nous sommes d’accord que le lecteur, en général, ne connaît pas la personne réelle qui écrit le livre110, il me semble aussi simple d’utiliser le terme « auteur » pour parler de cet auteur qui est en jeu dans la lecture (qui est « en je », également – Semprun parle d’un « en-Je du jeu », A384111). Son statut conceptuel est changeant, dépend tout de même des textes en particulier, et plutôt que d’en parler davantage de manière générale, nous verrons comment cela se passe chez Semprun.

Précisons simplement : ce que j’appelle la mise en scène de l’auteur dans ce chapitre, c’est, à strictement parler, la mise en scène (représentation) de la relation entre l’auteur et le narrateur. Entre un auteur qu’on entrevoit à partir du texte112, qui est une projection mouvante venue du texte et s’en distinguant dans le domaine de l’imaginaire, dans le mouvement de la lecture, et un narrateur quant à lui bien déterminé, défini précisément par son existence textuelle. Il s’agit donc pour notre étude, à partir des passages où le narrateur renvoie ainsi le lecteur à une image d’auteur, de décrire un phénomène de lecture, phénomène qui reste abstrait (qui n’est pas noté dans le texte, qui est écrit sous forme de potentiel) mais dont les conséquences sont capitales pour la signification de l’œuvre, pour le travail d’interprétation qui accompagne la lecture.113

Le triple je de Paludes montre la possibilité d’une mise en abyme interne à la première personne du singulier, lorsque celle-ci fait référence à sa propre existence, à l’écriture du récit où elle s’inscrit114. Le je rassemble ainsi, dans le réseau formé par ses multiples statuts, le mouvement décrit au sujet du « personnage de romancier » des Faux-Monnayeurs (Edouard) : le je est son propre « personnage de romancier ».

Notes
107.

Pour reprendre le terme gidien, qui évite délibérément l’appellation « roman ». Ce serait donc, plutôt qu’un « personnage de romancier », un « personnage d’auteur de sotie » – mais la différence ne semble pas fondamentale pour nous.

108.

On distinguera ainsi l’œuvre réelle, en italiques, de l’œuvre dans l’œuvre, entre guillemets.

109.

Cf. Wayne Booth, The Rethoric of Fiction, Chicago et New York, University of Chicago Press, 1961.

110.

Lorsque c’est au contraire le cas, le problème se déplace : il devient difficile de se construire un auteur imaginaire, puisque nous connaissons l’auteur réel. On risque alors de lire l’œuvre de manière réductrice (à travers ce qu’on connaît de la personne réelle, qui n’est jamais aussi riche que son intériorité telle qu’elle se révèle dans l’œuvre), à moins que l’on ne soit capable d’imaginer aussi un peu la personne réelle (ce qui est une forme d’amour – voire la définition de l’amour, dirait Gary).

111.

Dans un contexte qui rappellera celui que je décris pour Gide, mais qui fait référence à Eugene Sue, Semprun commençant par citer Les mystères de Paris : «‘Quelques mots maintenant du physique de M. Ferrand, et nous introduirons le lecteur dans l’étude du notaire, où nous retrouverons les principaux personnages de ce récit.’ (Saluons au passage, d’un grand coup de chapeau, l’allègre innocence qui permettait à Eugene Sue d’écrire de cette façon, intervenant dans le récit, le construisant et le déconstruisant à sa guise par cette intervention, annonçant ses cartes, découvrant ses enjeux, démontrant, en somme, que l’écriture est un jeu, et, bien entendu, un jeu ou un enjeu du Je, ou même, un en-Je du jeu !) » (A384). – Dans un sens, ce passage démontre mon argument principal, illustre le mouvement de la narration méta-romanesque, du point de vue de Semprun lecteur de Sue, à l’intérieur de son propre récit. Il m’importait cependant de passer par Gide, en particulier pour observer le triple statut du « je », plutôt que de partir de cette remarque. Enfin, notons la relation que Semprun établit entre son propre texte et celui de Sue, analogue à celle que j’établis entre ceux de Semprun et Gide : la figure d’auteur est par nature intertextuelle (puisqu’elle naît de la démultiplication du texte où elle s’inscrit, dans un intertexte interne à l’œuvre), dessine une conscience d’auteur imprégnée d’autre livres (l’écriture provenant de la lecture).

112.

C’est-à-dire, aussi, à partir du narrateur.

113.

Une dernière remarque : il est clair que Mr. Semprun écrit ainsi de manière volontaire ; je nuance mon angle d’attaque car je ne sais pas vraiment comment il fait dans le travail d’écriture, et m’en tiens donc à ce que je sais observer en tant que lecteur.

114.

La relation de ce je à lui-même relève, dans un sens, de l’antinomie de Russell. « J’écris ceci. » est en soi un énoncé paradoxal : le je écrit ne peut pas s’écrire en même temps. Le paradoxe ne peut se résoudre (et est-ce vraiment une résolution ? C’est une décomposition qui neutralise l’élément paradoxal sans le faire disparaître.) que dans le temps ou dans l’espace ; en distinguant plusieurs je distincts selon leur relation au moment de l’énonciation du paradoxe. Ceci serait à développer ailleurs.