2) Mise en abyme et mise en scène de l’auteur dans L’Algarabie

« Paludes ! Tu écris Paludes, j’imagine ! »

L’importance fondatrice de Paludes, de ce point de vue, n’a pas échappé à Semprun, qui y fait directement référence dans L’Algarabie (1981)115. Notons cependant, au moment d’ouvrir ce roman, qu’il n’est pas écrit principalement à la première personne : pour le passage qui nous intéresse, on y trouve en revanche un personnage de romancier, Artigas116.

‘Carlos demanda à Artigas s’il faisait quelque chose de précis.
- Moi, j’écris, avait-il répondu. [...]
- Paludes ! Tu écris Paludes, j’imagine ! avait dit Boris.
Artigas avait hoché la tête.
- Mais non. J’écris L’Algarabie. (A541)’

La boutade de Boris établit une relation d’identité entre Paludes et ce qu’écrit Artigas. Ce dernier, explicitement, nie cette identité : « Mais non. ». Cependant, il la confirme de manière performative lorsqu’il dit : « J’écris L’Algarabie. », puisqu’il se retrouve alors dans la même situation que le narrateur de Paludes disant : « J’écris Paludes. ». Artigas est un personnage de romancier, comme Edouard dans Les Faux-Monnayeurs, dont le « je » fait référence à la relation entre narrateur et auteur observée dans Paludes. Il n’est cependant pas le narrateur de L’Algarabie, en tout cas pas son unique narrateur : il est concurrencé en cela par une figure abstraite, nommée « le Narrateur », ainsi que par deux des personnages du récit, qui réécrivent après sa mort le manuscrit sur lequel il travaillait et dont « le personnage principal s’appelait déjà Rafael Artigas » (A547). Sans savoir précisément qui est le narrateur, nous pouvons cependant à travers le personnage d’Artigas nous projeter vers l’auteur et observer comment, dans ce passage, la référence à Paludes est l’occasion de digressions méta-romanesques qui explicitent, discutent et mettent en abyme les principaux éléments du roman : son titre, son intrigue, son univers fictif.

Notes
115.

Une excellente étude de L’Algarabie, en relation avec Quel beau dimanche, est proposée par Fransiska Louwagie, « L’imaginaire de Jorge Semprun : Narcisse entre miroir et fleur », in Orbis Litterarum, Vol. 63, n°2, 2010, pp. 152-171. Voir aussi Baretaud, Anne, L'identité à l'épreuve : babélisme, confusion et altérité dans L'Algarabie de Jorge Semprun, Thèse de doctorat, Université Aix-Marseille 1, 1999 et Turschmann, Jorg, "Socialisme délabré et fatalisme littéraire: la "Zone d'Utopie Populaire" dans L'Algarabie de Jorge Semprun", Histoires inventées: La représentation du passé et de l'histoire dans les littératures françaises et francophones, Edité par Dagmar Reichardt et Elke Richter, Frankfurt, Peter Lang, 2008.

116.

La référence à Paludes dans L’Algarabie montre que ce qui se met en place à la première personne dans Paludes, et ce qu’on a observé avec le personnage de romancier des Faux-Monnayeurs, s’inscrivent dans une relation de continuité. Je commence par L’Algarabie car c’est un pur roman, pas un écrit de témoignage, et Semprun y joue avec une liberté toute illustrative, pour mon propos. On verra par la suite que la première personne, pour Semprun, acquiert des enjeux supplémentaires qui relèvent du témoignage. – Tout ceci sera discuté à mesure.