« J’écris L’Algarabie. »

L’usage d’un même titre pour le roman et pour le roman dans le roman joue un rôle fondamental d’embrayeur de la mise en abyme, comme on l’a vu pour Les Faux-Monnayeurs et Paludes. Les deux signifiés de l’unique signifiant se trouvent unis par une relation d’identité et de différence simultanées, dont la dynamique constitue fondamentalement la dimension méta-romanesque du texte. Dans L’Algarabie, le titre est un néologisme a priori inconnu du lecteur117. La dimension méta-romanesque se développe donc en premier lieu selon les termes d’une discussion lexicologique, initiée par le personnage d’Anna-Lise118 :

‘Elle ne connaissait pas le mot, visiblement. Mais personne ne peut lui en tenir grief puisque le mot n’existe pas, qu’il n’est que la francisation, purement formelle, phonétique et fantaisiste, d’un mot espagnol.
Il s’avéra qu’elle n’était pas la seule à ignorer le vocable en questions. Maxime ne le connaissait pas davantage et même Boris, qui était du coup resté auprès d’eux, n’était pas sûr d’en pénétrer la signification exacte.
- Ça veut dire charabia, dit Carlos. Même sens, même étymologie, à peu près. L’algarabie c’est le charabia !
Artigas approuva d’un geste. (A541-542)’

Les autres personnages, Maxime, Boris, qui sont présents lors de cette discussion, ne connaissent pas non plus le sens de ce néologisme. Le lecteur n’a donc pas à se sentir isolé, ni trop honteux de sa propre ignorance. Un troisième personnage, Carlos, apporte l’explication, qu’Artigas, auteur de « L’Algarabie » ( et donc lié, d’une manière ou d’une autre, à l’auteur de L’Algarabie), se contente d’ « approuv[er] d’un geste ». L’auteur est l’autorité de référence qui confirme l’exactitude de la définition, mais il demeure en retrait (tient-il « en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ? ») et ce sont les personnages qui développent, dans l’univers de la fiction, le discours méta-romanesque. D’ailleurs, la discussion lexicologique se poursuit deux pages durant, car « les autres voulaient des détails et Carlos alla chercher le tome correspondant du dictionnaire critique et étymologique de la langue castillane de Joan Corominas. » (A542) Suivent la définition donnée par ce dictionnaire du mot espagnol algarabía, puis des allusions à d’autres linguistes, une citation de Paul Valéry (« Honneur des hommes, Saint Langage ! » (A543) ; enfin est sollicité un commentaire d’Artigas :

‘- Et pour toi, dit-il, s’adressant à Artigas, c’est quoi l’algarabie ? Dans quelle acception prends-tu le mot ?
- Dans toutes les acceptions, dit Artigas, c’est une criaillerie confuse, un langage incompréhensible, un jargon. Je pourrais aussi bien appeler ce roman La Tour de Babel ou Le Charabia. (A543)’

Suite à la pléthore d’informations fournie par le dictionnaire étymologique et les commentaires savants des personnages, il est temps de revenir au livre d’Artigas, de demander à ce dernier des éclaircissements. Or celui-ci entend inclure « toutes les acceptions » dans son projet : il ne veut pas choisir et préfère intégrer, comme c’est le cas dans ce passage, toutes les interprétations au corps du roman. Artigas est ainsi amené à proposer quelques mots de définition de son roman, en fonction du titre, mots que le lecteur perçoit comme se référant, plus ou moins directement, au roman qu’il est en train de lire : « c’est une criaillerie confuse, un langage incompréhensible, un jargon. ».

Du point de vue du lecteur, qui projette ces mots sur l’œuvre réelle, on perçoit immédiatement l’ironie, l’antiphrase. Tout comme Edouard s’accusait de ne dire « que des âneries », Artigas, qualifie son roman d’ « incompréhensible » ; le lecteur sait bien que ce n’est pas le cas, du moins pas entièrement. L’essentiel du roman est tout à fait compréhensible, à l’exception peut-être de certains passage savants qui peuvent dérouter certains lecteurs – à l’exception aussi des quelques intrusions de la langue espagnole, qui peuvent paraître charabia au lecteur non hispanophone. L’opinion d’Artigas reflète ainsi une certaine dualité du texte, peut se comprendre en positif comme en négatif. Dans ce sens, le récit spéculaire, qui se réfléchit dans les jeux de mise en abyme, se prête merveilleusement à l’antiphrase ; puisque tout est un jeu de miroir, le positif et le négatif se rejoignent aisément pour désigner, de manière ouverte, le concept de niveau supérieur où ils s’unissent. Ici, c’est une image de la richesse du roman, de sa variété, dans ce qu’elle implique parfois de difficulté à comprendre, mais aussi de plaisir à suivre son déroulement malgré les nombreux changements de point de vue ou de langue. Au-delà du positif et du négatif, « une criaillerie confuse, un langage incompréhensible », c’est aussi l’exagération d’une caractéristique importante du roman, qui est de multiplier les personnages et les intrigues secondaires, selon le modèle du roman picaresque. Il y a beaucoup de monde, dans ce roman, c’est parfois confus, les gens crient dans différentes langues, c’est bien une sorte de « Tour de Babel ».

Il apparaît ainsi : 1) que lorsque Artigas parle ici de « L’Algarabie » qu’il écrit, le lecteur y trouve une discussion de L’Algarabie qu’il lit. 2) que dans ce genre de discussion spéculaire, le positif et le négatif peuvent se substituer l’un à l’autre, voire laisser place à d’autres extensions, plus nuancées, de l’idée qu’ils désignent. On verra plus loin les conséquences de cette dépolarisation du discours méta-romanesque.

Notes
117.

En conséquence, l’édition Folio inclut une explication de ce titre en quatrième de couverture.

118.

La bien nommée. Elle est également l’un des réécrivains du récit. Aussi, elle apparaît, au début du roman, munie d’une « brochure de couleur orangée » (A38), intitulée Survie et réinterprétation de la forme proustienne, qui comprend un essai sur le premier roman d’Artigas, publié « sous son vrai nom, bien sûr, Artigas n’étant qu’un pseudonyme » (A36). Or cet essai de Peter Egri sur Le grand voyage existe bien (Survie et réminiscence de la forme proustienne : Proust-Déry-Semprun, Debrecen, Kossuth Lajos Tudományegyetem, 1969) et sa présence dans le texte identifie Artigas à Semprun.