« C’est l’histoire d’un vieil homme [...] qui a écrit des livres autrefois »

Après le titre, la suite du passage va discuter de l’intrigue du roman, celui d’Artigas comme celui de Semprun :

‘- C’est l’histoire d’un vieil homme dont personne ne sait plus le vrai nom, qui a écrit des livres autrefois. Ca se passe au cours d’une seule journée, en octobre 1975. Le général Franco est en train de mourir. L’homme traverse la Z.U.P. Il veut aller à la Préfecture de police pour obtenir un passeport. Il veut rentrer chez lui... (A543-544)’

Le lecteur de L’Algarabie reconnaît l’intrigue principale du récit, celle qui définit le fil conducteur autour duquel s’articulent tous les épisodes du roman picaresque. De plus, ce vieil homme « qui a écrit des livres autrefois » s’apparente à Semprun car, on l’a noté précédemment, son premier livre est mis en rapport avec Le grand voyage au moyen de l’essai de Peter Egri, Survie et réinterprétation de la forme proustienne, qui porte, dans le roman, sur le premier roman du personnage, et, dans la réalité, sur Le grand voyage. En fait, tous les éléments de cette ébauche de description du roman d’Artigas trouvent des échos dans le roman de Semprun, mais il n’est pas utile que je les analyse moi-même : les personnages du récit vont en effet se charger de mettre en évidence les principaux éléments de cette analyse.

‘[...] Il veut rentrer chez lui...
- Chez lui ? dit Carlos. Donc, il n’est pas français. Il ne porterait pas le pseudonyme d’Artigas, peut-être ?
Artigas le regarde.
- Peut-être, dit-il brièvement. (A544)’

Bien sûr !, se dit le lecteur avec un sourire. Si « personne ne sait plus le vrai nom » de ce vieil homme, il est présenté sous celui d’Artigas, avec la précision que ce n’est « qu’un pseudonyme » (A36). Carlos a bien compris la nature autoréférentielle du récit d’Artigas, peut deviner que ce dernier, même s’il semble réticent à l’admettre, projette d’utiliser son propre nom. La mise en abyme se met en place, à travers ce dialogue : on est bien en présence d’Artigas, personnage de L’Algarabie mais aussi auteur de « L’Algarabie », dans laquelle se trouvera un personnage nommé Artigas, etc. L’Artigas personnage de romancier poursuit cependant sa description du récit :

‘- Peut-être, dit-il brièvement. Et puis, des obstacles de toute sorte l’empêchent d’atteindre la Préfecture. Il y a plein de péripéties...
- L’enlèvement de Yannick de Kerhuel, par exemple. Le rapt de Perséphone, dit Boris, l’interrompant.
- Par exemple, répond Artigas. (A544)’

Ici, Boris fait référence à des épisodes précédents du récit : l’enlèvement de Yannick de Kerhuel a eu lieu page 123, le rapt de Perséphone est annoncé page 196 et anime l’intrigue jusqu’à sa résolution page 517. Boris les connaît car il fait lui-même partie de l’histoire, mais il est également un personnage complice de la mise en abyme (d’ailleurs, il est lui même réalisateur de cinéma, rompu aux techniques narratives). Il a compris lui aussi que le roman d’Artigas est celui dans lequel leur discussion a lieu, ou du moins que les deux correspondent. Il y a donc beaucoup d’ironie dans les mots « par exemple », qu’il prononce et que répète Artigas : en principe, oui, ce ne sont que des exemples, mais en pratique ces exemples ont été au préalable confirmés par le récit. Pour le lecteur, à qui en fin de compte tout ce dialogue s’adresse, c’est un lien des plus étroits qui s’établit entre le roman d’Artigas et celui de Semprun. Mais Boris n’a pas terminé d’interrompre Artigas :

‘- Par exemple, répond Artigas.
- En somme, dit Boris, l’air quelque peu déçu, c’est encore un roman réaliste !
Artigas le regarde :
- J’ai du mal à inventer, dit-il, il me faut partir du réel, ou y revenir ! Tu aurais inventé, toi ?
L’œil bleu de Boris se met à pétiller.
- Bon, je garde ton vieil écrivain, l’idée d’un roman picaresque... Car c’est bien de ça qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Je garde aussi le fait que cet homme cherche à atteindre un endroit, à obtenir quelque chose... C’est l’une des règles d’or d’Alain Resnais : il faut que les personnages poursuivent une fin, soient embarqués dans une entreprise !
- Un passeport, dit Artigas, des papiers. Il faut que ça soit en rapport avec l’identité !
Boris hoche la tête.
- D’accord, dit-il. L’identité, ce n’est pas mauvais. Ça fait un peu mode, toutefois, mais tant pis. Je te fais confiance pour en éviter les pièges. Ça fonctionne. Mais pourquoi ne pas imaginer au départ une hypothèse qui bouleverse le réel, qui change l’histoire que nous connaissons ?
- Par exemple ? (A544-545)’

Voici donc l’intrigue principale confirmée, définie comme le fil conducteur d’un « roman picaresque », jugée positivement à l’aune d’ « une des règles d’or d’Alain Resnais119 », et reliée au thème de « l’identité ». Cette dernière caractéristique est l’occasion d’un double commentaire méta-romanesque : d’une part, l’insistance d’Artigas sur l’importance du passeport, des papiers, montre comment cet élément concret du récit définit sa signification thématique, selon quel genre de symbolisme les éléments du récit prennent sens ; d’autre part, Boris trouve que « ça fait un peu mode », inscrit par là le roman dans le contexte socio-culturel de sa production et montre comment un auteur se situe à cet égard, doit moduler ses motivations personnelles (Artigas est lui-même, rappelons-le, en train d’essayer d’obtenir un passeport120) et le contexte dans lequel son travail sera reçu, en anticipant éventuellement les « pièges » qui pourraient se présenter.

Par ailleurs, la qualification de « L’Algarabie » comme « encore un roman réaliste » est un bon exemple d’antiphrase à tiroirs, où alternent le positif et le négatif : [+] c’est exact dans le sens où Artigas romancier fait référence à sa réalité d’Artigas personnage, à la fois en ce qui concerne sa tentative d’obtenir un passeport et les péripéties décrites précédemment. L’univers romanesque de « L’Algarabie » est fondé, dans une relation qui imite celle du roman réaliste à la réalité, sur l’univers romanesque de L’Algarabie. Ce dernier est, pour les personnages qui s’y inscrivent, la réalité. [-] Cependant, pour le lecteur cette réalité est bien entendu une fiction : Artigas ne peut donc pas vraiment écrire un roman réaliste si celui-ci représente, fût-ce de manière réaliste, un univers fictionnel. [+] Pourtant, le personnage du vieil écrivain qui veut rentrer chez lui à la mort de Franco, qui est à la fois un personnage du récit d’Artigas et lui-même en tant que personnage du récit de Semprun, fait référence, dans le mouvement de la mise en abyme, à l’auteur de L’Algarabie. Il y aurait donc une dimension réaliste du récit, dans le sens où Semprun (notre projection de Semprun l’auteur) se serait lui aussi inspiré de sa situation réelle pour créer le fil conducteur de son roman. [-] Mais, le lecteur de L’Algarabie, à ce stade de sa lecture, sait que ce fil conducteur est surtout l’occasion de développer, autour de lui, toutes les péripéties du « roman picaresque ». Ce dernier, par définition, n’est pas « réaliste » et L’Algarabie, considérée dans son ensemble, n’est pas un roman réaliste – même si [+] elle est emplie de références à la réalité121.

A travers ces allers-retours interprétatifs, impliqués par les remarques des personnages, le discours méta-romanesque donne au lecteur une image du récit qu’il est en train de lire : image qui se joue des définitions simples, qui se définit précisément par la coexistence d’éléments opposés, qui s’unissent (dans un mouvement que l’on pourrait décrire, si l’on osait, comme dialectique), interagissent pour dynamiser le roman, en faire davantage que l’une ou l’autre chose, roman réaliste ou picaresque. Cette image montre un certain rapport du roman à la réalité : comment la réalité se fait roman (lorsque, par exemple, le romancier inclut des épisodes de sa propre réalité dans le roman), mais aussi comment le roman se fait réalité (pour les personnage qui y sont inclus, et le considèrent comme la réalité à partir de laquelle construire un autre roman – à un niveau de perception romanesque qui est aussi celui du lecteur, lorsqu’il est engagé dans la lecture). Ce rapport définit l’univers fictif de L’Algarabie, comme s’apprête à l’indiquer Boris, lorsqu’il suggère d’ « imaginer au départ une hypothèse qui bouleverse le réel ».

Notes
119.

Qui est cinéaste comme Boris, mais aussi avec lequel Semprun a collaboré comme scénariste de La guerre est finie (1966) et Stavisky (1974), ainsi que pour le livre de photographies Repérages (1974).

120.

Est-ce également le cas de Semprun, en 1975, à la mort de Franco ? Il fait allusion, dans Autobiographie de Federico Sánchez (chapitre 2), à la difficulté d’obtenir des papiers lui permettant de voyager en Espagne, après son engagement communiste.

121.

Dans le roman picaresque même, de nombreux personnages sont des personnes réelles à peine déguisées.Ainsi, une pièce de théâtre décrite comme du « sous-Claudel de sous-préfecture en carton-pâte passé à la moulinette maoïste » s’intitule Le foulard rouge et est l’œuvre d’un certain Badadiou (dont le presque homonyme a publié L’écharpe rouge en 1979, un an avant la publication de L’Algarabie).