« quel drôle de passé tu nous prédis ! »

Mais il faut, pour comprendre la portée de la suggestion de Boris, que j’annonce d’abord quelle est « l’hypothèse qui bouleverse le réel » dans L’Algarabie. Le général De Gaulle est mort en mai 1968, dans un accident d’hélicoptère : en son absence, les mouvements étudiants sont devenus une véritable révolution, la Seconde Commune de Paris, qui s’oppose au gouvernement de Versailles jusqu’à la signature d’un accord, en 1973, par lequel est défini le territoire de la Z.U.P. (Zone Urbaine de Pénurie, ou Zone Urbaine Prolétarienne, selon le point de vue du locuteur). Celui-ci, séparé du monde extérieur par un Mur qui traverse la capitale, constitue l’univers du roman : un univers dans lequel des bandes maoïstes, anarchistes, mafieuses et autres s’opposent dans une atmosphère de jungle urbaine. L’ensemble du roman, de ce point de vue, se situe dans un univers de politique-fiction (sur le modèle de science-fiction) dont le rapport à la réalité est imaginaire, mais (comme pour la science-fiction) qui désigne d’autant plus cette réalité qu’il semble s’en détacher.

Lisons maintenant l’hypothèse suggérée par Boris :

‘- Par exemple ?
- Imaginons par exemple que de Gaulle ne soit pas mort en mai 68, dans cet accident ou quoi que ce fût d’hélicoptère, dit Boris. Que se serait-il passé ?
- Il serait rentré à Paris, dit Maxime Lecoq, il aurait prononcé le discours dont on a retrouvé le texte à La Boisserie. Le mouvement de mai aurait tourné court. L’assemblée dissoute, il y aurait eu un raz de marée gaulliste aux élections législatives. Voilà ce qui se serait passé !
Ils rient.
- Dis donc, s’exclame Carlos, quel drôle de passé tu nous prédis !
- Ce n’est pas vraisemblable ? demande Maxime.
- C’est même probable, dit Artigas.
- Alors, conclut Boris, essaie d’imaginer ce qu’aurait été la France aujourd’hui, en 1975, à partir de telles prémisses.
- Quelle horreur ! dit Artigas.
Ils rient encore. (A545)’

Encadré par des rires qui soulignent la dimension ironique du propos, Boris suggère un bouleversement du réel inverse de celui effectivement réalisé dans L’Algarabie. Ce qui, pour les personnages, est une hypothèse loufoque – que De Gaulle ne soit pas mort en mai 68, que le mouvement étudiant ait tourné court et laissé place à un raz de marée gaulliste – correspond, pour le lecteur de L’Algarabie, à la réalité historique. En fait, le mouvement suggéré par Boris, qui modifie la réalité à partir d’une hypothèse romanesque pour construire un univers fictif, est le même que celui effectué par Semprun ; à la seule différence que les termes en sont inversés.

Sur cette base, les répliques du dialogue font jouer les éléments de l’invention romanesque : Maxime développe la suggestion de Boris et souligne, à travers une question, le caractère « vraisemblable » de ses extrapolations. Artigas vient confirmer ce jugement, ce qui, par le jeu de la mise en abyme, fait réfléchir le lecteur sur le caractère vraisemblable des extrapolations de Semprun, à partir de l’hypothèse inverse. D’autre part, à la conclusion de Boris (« essaie d’imaginer ce qu’aurait été la France aujourd’hui, en 1975, à partir de telles prémisses »), Artigas répond par une exclamation (« Quelle horreur ! ») qui reproduit la réaction possible d’un lecteur de L’Algarabie. Ce dernier, à la lecture du roman, imagine à la suite de Semprun « ce qu’aurait été la France aujourd’hui » si De Gaulle était mort et la Seconde Commune de Paris s’était déroulée, et pourrait bien, s’il transfère hypothétiquement cette imagination à la réalité, s’exclamer lui aussi : « Quelle horreur ! » – l’église Saint-Sulpice transformée en bordel tenu par la mafia corse, comme c’est le cas dans le roman, ne serait pas nécessairement au goût de tous ! Enfin, par un nouveau renversement du réel et de l’imaginaire, l’exclamation d’Artigas porte également un jugement, pour le moins critique même si également joueur, sur la société contemporaine réelle.

Ici, la mise en abyme du récit s’effectue selon un double jeu de miroir, dans lequel le monde réel et l’univers imaginaire se font face et se reflètent l’un l’autre. Les termes de leur réflexion, les distorsions qui établissent la correspondance de l’un à l’autre, sont équivalentes en nature, même si elles sont opposées en contenu. Cette scène montre, dans L’Algarabie, comment l’univers du premier roman, en se transformant pour devenir le second roman, « L’Algarabie », redevient en fait la réalité à partir de laquelle, en la transformant, s’était construit le premier roman, L’Algarabie. C’est une mise en abyme qui devient circulaire, cyclique, en transcendant le changement d’échelle impliqué par la présence du roman dans le roman. Dans cet exemple, le lecteur atteint la réalité en se projetant dans le roman d’Artigas, et atteint du même coup une image de l’auteur et du travail qu’il effectue pour transformer cette réalité en roman. Plutôt que de remonter le cours des changements d’échelle, comme c’était le cas dans Paludes, pour atteindre une image de l’auteur, le point de vue du lecteur s’inscrit dans un échange entre deux espaces de représentation, également présentés comme véridiques et entre lesquels une distinction de vérité s’établit grâce aux connaissances extérieures du lecteur (qui possède par ailleurs une notion historique des événements de mai 1968). L’auteur fait ainsi appel au lecteur, de manière joueuse, pour (r)établir le discours historique au sein des jeux de miroirs romanesques. Cet appel au lecteur, on va le voir plus loin, est fondamental pour l’éthique du témoignage.

A partir d’un personnage de romancier – Artigas, pourvu lui-même d’un je qui dit : « J’écris L’Algarabie. » – Semprun illustre dans ce passage de L’Algarabie l’ampleur des effets produits par la mise en abyme narrative. S’inscrivant explicitement dans la lignée de Paludes, reconnaissant ainsi ce que sa propre technique narrative doit à ses lectures de Gide, il développe au sujet du titre, de l’intrigue et de l’univers narratif, des jeux de miroir qui ouvrent le cadre du roman, donnent au lecteur une perception des procédés et processus à l’œuvre dans la création romanesque. Ce faisant, il se met lui-même en scène, non certes ici directement en tant que personnage d’auteur, mais indirectement, à travers des transpositions romanesques qui sont plus ou moins explicites : en fonction de la connaissance qu’a le lecteur du reste de l’œuvre de Semprun, l’intertexte peut établir de façon plus ou moins certaine l’identité d’Artigas et de Semprun – l’identité en tout cas de leurs souvenirs, de leur passé, de leurs écrits antérieurs à celui-ci.

C’est que L’Algarabie est un roman très libre historiquement, et Semprun peut s’y permettre des jeux qui seraient ailleurs de mauvais goût : le personnage à travers lequel il se représente, dans la fiction, meurt, et son histoire est la réécriture, par deux de ses amis après sa mort, d’un premier texte dans lequel il se représentait. C’est-à-dire qu’il s’écrit lui-même, la fiction où il existe en tant que personnage est un produit second de sa propre plume ; ainsi, il écrit, il s’écrit depuis sa propre mort, dans la mort. C’est ce qu’indique la citation de Rimbaud en exergue du livre : « Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions ». L’écriture ou la mort, l’écriture ou la vie – Semprun exprime ici un thème qui lui est cher et personnel, mais que je l’imagine mal mettre ainsi en scène dans un écrit de témoignage (où la mort est surtout la mort des autres122).

Du point de vue de notre étude, voici illustré ce que Semprun apprend de Gide, les développements qu’il donne aux innovations narratives proposées par Gide. Il était utile, pour cette lecture, de choisir l’un des romans de Semprun les plus libres, les plus éloignés, dans leur cadre romanesque, de l’expérience historique, et donc les plus joueurs. Cependant, l’origine de cette discussion – la relation entre Semprun et Gide au sujet de l’invention romanesque, dans le contexte d’un discours idéologique, leurs réflexions communes quant aux modes d’expression des idées dans le roman – ainsi que l’affirmation centrale à l’esthétique de Semprun selon laquelle il faut « faire du témoignage un objet artistique » (EV26) nous invitent à revenir à présent au texte du Grand voyage, afin d’étudier si et comment des procédés similaires entrent en jeu dans le premier récit de témoignage de Semprun.

Notes
122.

Le mort qu’il faut (2001) répond en particulier à cette problématique.