3) Mise en scène de l’auteur et idéologie du témoignage dans Le grand voyage

On a lu dans le chapitre précédent la manière dont l’idéologie communiste de Semprun, en 1963, informe la création des personnages typiques, la structure de leurs relations et détermine par conséquent, dans cette mesure, le déroulement du récit. Les problèmes que cette détermination pose, en termes de capacité à représenter fidèlement le phénomène historique en question, à transmettre au lecteur une certaine « vérité du témoignage » (EV26), sont multiples. Ils concernent à la fois l’interprétation historique des camps de concentration, modifiée par l’admission de l’existence du Goulag, qui affecte radicalement la relation d’un Communiste au phénomène des camps, et la capacité du récit à se faire roman, à convaincre son lecteur de la véracité123 de son propos. A cet égard, la possibilité pour le lecteur d’identifier, dans le texte, les tenants et aboutissants de la création des personnages typiques, le quadrillage idéologique qui régit leurs caractéristiques et leurs relations, comporte le risque bien réel d’annuler l’ambition romanesque du récit, d’empêcher l’implication imaginaire du lecteur dans le récit, et donc toute possibilité de communication testimoniale. Des années plus tard, dans une relation intertextuelle elle-même non dénuée d’ambiguïté, Quel beau dimanche vient reformuler cette double problématique historique et esthétique, en mettant l’accent sur la première pour relativiser les effets de la seconde, qui ne concerne pas nécessairement le lecteur « non communiste » (qui n’est pas toujours capable d’identifier la détermination typique des personnages).

Dans ce sens, la figure du narrateur dans Le grand voyage, qui contenait déjà un questionnement fondamental (le discours idéologique qui s’exprime à travers sa voix narrative provient-il directement de l’auteur, ou concerne-t-il le narrateur comme personnage ?), se trouve rétrospectivement redéfinie, dans une lecture intertextuelle, par le fait-même de l’existence de Quel beau dimanche. Le narrateur du Grand voyage désignant – et l’on va voir de quelle manière dans un instant – la personne réelle de Semprun, qui raconte son expérience, sous forme romanesque, des camps de concentration, pour un lecteur actuel ce narrateur est également, de manière indirecte mais persistante, celui qui a écrit plus tard Quel beau dimanche. Le jugement idéologique et esthétique porté sur Le grand voyage est affecté radicalement par l’existence de Quel beau dimanche, par l’ouverture que celle-ci opère dans la figure du narrateur du Grand voyage, en transformant en questionnement, peut-être en étape nécessaire, la détermination idéologique du premier récit qu’autrement nous ne lirions sans doute plus – ou alors uniquement comme document d’une vision communiste des camps ?

Cependant, nos lectures de la mise en abyme gidienne, du point de vue du narrateur, ainsi que l’observation de la manière dont Semprun s’approprie, dans L’Algarabie, ces éléments de la technique romanesque de Gide, suggèrent la possibilité d’une multiplication des figures narratives et de l’univers romanesque, dans son rapport au réel. Si l’on peut lire un phénomène analogue dans Le grand voyage, une forme de lecture intertextuelle, similaire à celle qui s’établit dans la relation à Quel beau dimanche, mais interne au texte (intratextuelle et réflexive), s’établit dans l’espace narratif ainsi créé – et permet à la fois une autre lecture du Grand voyage 124 que celle strictement lukacsienne, et d’expliquer pourquoi nombre de lecteurs (et même des critiques versés dans l’esthétique réaliste socialiste) ne perçoivent pas la surdétermination idéologique du récit.

Notes
123.

C’est-à-dire, d’abord, de la vraisemblance.

124.

Pour d’autres lectures du Grand voyage, voir en particulier Kathleen Ann Johnson, « Narrative Revolutions/Narrative Resolutions : Jorge Semprun’s Le Grand Voyage », in Romanic Review, n°80, 1989, et, malgré son jugement sur la question du réalisme socialiste, Ofelia Ferrán, article cité.