« Ça m’aidera peut-être à y voir clair »

La première page du Grand voyage 125 introduit le narrateur, désigné par la première personne du singulier, et présenté dans la situation narrative centrale du récit, dans le wagon du train qui l’emmène à Buchenwald :

‘Il y a cet entassement des corps dans le wagon, cette lancinante douleur dans le genou droit. Les jours, les nuits. Je fais un effort et j’essaye de compter les jours, de compter les nuits. Ça m’aidera peut-être à y voir clair. Quatre jours, cinq nuits. Mais j’ai dû mal compter ou alors il y a des jours qui se sont changés en nuits. J’ai des nuits en trop ; des nuits à revendre. Un matin, c’est sûr, c’est un matin que ce voyage a commencé. Toute cette journée-là. Une nuit ensuite. Je dresse mon pouce dans la pénombre du wagon. (GV11)’

La première phrase oscille entre le personnel et l’impersonnel : au « il y a » initial, général et présentatif succède immédiatement l’adjectif démonstratif et déictique « cet », qui montre l’objet regardé à une personne distincte du sujet de l’énonciation. Le sujet « je » est encore implicite, il n’est pour l’instant que celui qui montre au lecteur « cet entassement des corps dans le wagon » ; cela suffit pourtant à sous-entendre sa présence. Mais cette présence est problématique, le sujet semble en peine de se définir : « cette lancinante douleur dans le genou droit » reprend le déictique mais cette fois pour désigner quelque chose, une douleur physique, qui tout en étant a priori ressentie par le sujet, est associée ici à une partie du corps montrée comme à lui extérieure, « le genou droit » (je souligne). C’est donc un sujet anonyme et caractérisé par une distance envers lui-même, envers sa propre douleur, qui présente le point de vue initial.

Du point de vue du lecteur, cet autre est encore général : il invoque, dans le présent du « il y a », une situation donnée, montre l’entassement des corps et désigne la douleur. La fin de la phrase, « le genou droit », est le moment où ce sujet commence à s’individualiser, puisqu’il a un genou ; mais comme il ne dit pas mon genou il demeure encore dans l’ombre : ce peut être le genou de n’importe qui présent dans le wagon, un individu générique, c’est même un peu le genou du lecteur, lequel s’identifie d’autant plus facilement au sujet que celui-ci reste indéterminé. Ainsi, cette première phrase inscrit radicalement le récit qui débute dans une relation interpersonnelle, aux termes encore indéfinis, qui vont s’articuler entre l’universel et le particulier, dans la relation du lecteur au sujet qui se présente à lui, et s’apprête à se préciser.

« Les jours, les nuits. » : laissant le sujet en suspens, voici une nouvelle situation. Opposition qui va devenir question, dans l’effort fait pour compter ces jours et ces nuits, pour donner un ordre à l’expérience vécue. C’est dans le contexte de ce questionnement que le sujet s’affirme progressivement : d’abord en devenant « je », un je en souffrance, qui doit faire un effort, essayer de compter les jours et les nuits – un je dépassé par sa situation, essayant de s’y retrouver126. Ensuite, alors que le décompte des jours et des nuits se précise progressivement, à travers la mise en scène de cet effort, explorant sa mémoire pour reconstituer la chronologie du voyage, dans un mouvement de reconstitution qu’accompagnent ses doigts qui se dressent « dans la pénombre du wagon ». Un« je », une mémoire, un corps, petit à petit le sujet apparaît, se constitue à mesure que sa situation s’éclaircit.

Le lecteur, qui vient d’entrer dans le récit, se repose entièrement sur cet effort de mémoire problématique pour comprendre où il se trouve, où commence l’intrigue du récit. C’est ainsi qu’en même temps s’établissent et le cadre spatio-temporel du récit, et la figure du narrateur, voix narrative et sujet de l’action, dont la fragilité initiale attire le lecteur, par empathie d’une part (on sait bien ce qu’est ce wagon, normalement, on peut compatir) et par besoin d’information d’autre part (le seul moyen d’ « y voir clair », pour nous, est d’accompagner le narrateur dans son effort de mémoire, de nous glisser dans ce mouvement et de le suivre). Le lecteur est donc, dans cet incipit, invité ou incité à entrer dans une relation directe et presque fusionnelle (à ce stade) avec le sujet de la narration.

Ensuite, progressivement, l’effort du je pour s’orienter, pour réorganiser la chronologie de son expérience, l’amène à se définir comme faisant partie d’un nous :

‘Mon pouce pour cette nuit-là. Et puis une autre journée. Nous étions encore en France et le train a à peine bougé. Nous entendions des voix, parfois, de cheminots, au-delà du bruit de bottes des sentinelles. Oublie cette journée, ce fut le désespoir. Une autre nuit. Je dresse un deuxième doigt dans la pénombre. Un troisième jour. Une autre nuit. Trois doigts de ma main gauche. Et ce jour où nous sommes. Quatre jours, donc, et trois nuits. Nous avançons vers la quatrième nuit, le cinquième jour. Vers la cinquième nuit, le sixième jour. Mais c’est nous qui avançons ? Nous sommes immobiles, entassés les uns sur les autres, c’est la nuit qui s’avance, la quatrième nuit, vers nos futurs cadavres immobiles. Il me vient un grand éclat de rire : ça va être la Nuit des Bulgares, vraiment.
« Te fatigue pas », dit le gars. (GV11-12)’

Alors que le décompte des jours et des nuits se poursuit, les doigts du narrateur se levant à mesure, quelques fragments descriptifs apparaissent (« des voix », le « bruit de bottes des sentinelles ») qui assurent l’équilibre du début in media res : le lecteur apprend, ou se voit confirmer, d’où vient le train, de quelle sorte de train il s’agit, et le moment où le récit débute est situé au milieu d’une histoire, d’un événement qui a déjà commencé, qui est déjà en cours. Or cet événement est vécu de manière collective : « Nous étions encore en France », « nous entendions des voix » (je souligne). Le sujet qui compte les jours et les nuits, précise son souvenir du passé proche (s’enjoignant d’en oublier les moments de pire « désespoir »), fait partie d’un nous, d’un groupe encore indifférencié – dont l’expérience est fondamentalement la même, identique et partagée. De ce point de vue, le lecteur est invité à faire l’expérience du nous : ne sachant pas encore qui est le narrateur, n’ayant pas d’autres figures personnelles sur lesquelles se reposer, organiser une structure relationnelle, le lecteur qui s’est identifié au je s’installe à présent dans cette situation collective, conçoit le sujet partagé comme partie d’un groupe de « futurs cadavres immobiles ».

Pourtant, cette fin de paragraphe précise en même temps la figure du narrateur et mène, progressivement, à une distinction des personnes du récit. Une des caractéristiques principales du narrateur, sa grande culture littéraire qu’il confronte constamment aux événements, est d’abord suggérée par une allusion à Ronsard: « c’est nous qui avançons ? Nous sommes immobiles, [...], c’est la nuit qui s’avance. ». Le renversement logique d’un mouvement qui est une métaphore spatiale (rendue ici doublement pertinente par le contexte du « voyage » en train) pour le passage du temps reproduit en effet celui des vers fameux : « Le temps s’en va, le temps s’en va Madame/ Las le temps ! non, mais nous nous en allons,/ Et tôt serons étendus sous la lame. » – vers dont la conclusion fatale convient parfaitement à la situation du narrateur. Plus explicite, la référence à Plume d’Henri Michaux se fonde sur le parallèle frappant entre « La nuit des Bulgares », à la fois massacre et voyage en train, et l’expérience présente. Ici, le « grand éclat de rire » du narrateur le présente dès l’abord comme une personne capable d’humour, d’un humour noir et cultivé, en dépit de son statut de victime potentielle. C’est aussi, à sa façon, une indication du pouvoir qu’a la littérature de remodeler la réalité, d’exprimer ici son absurdité éventuellement mortifère : sans détourner le regard, de puiser un regain d’énergie dans l’éclat d’une image poétique.

Mais « le gars » n’est pas d’accord. « Te fatigue pas », dit-il, précisant un paragraphe plus loin : « Ça t’avance à quoi, de rire [...] Ça fatigue pour rien. » (GV12). Ce « gars », qui sera plus loin présenté comme « le gars de Semur », et sera l’interlocuteur principal du narrateur pendant toute la durée du voyage, est doué d’un bon sens pratique qui s’oppose à l’idéalisme poétique du narrateur. Leur interaction, dont certains aspects ont été décrits plus haut127, va définir le rapport du je à un autre, rapport fondé sur un dialogue et dont l’évolution enclenchera diverses remarques et digressions du narrateur, ainsi que les scènes où ils entrent en contact avec d’autres déportés, des personnages extérieurs, etc.

Dès la fin du premier paragraphe sont ainsi mis en place les différents intervenants (le je, le « gars », le groupe) entre lesquels l’action du récit va se dérouler. Le lecteur les découvre à travers le mouvement de pensée du narrateur, qui du décompte des jours et des nuits en est venu à décrire brièvement les jours précédents et la situation dans le wagon, puis à proposer une référence poétique. L’incipit a introduit le lecteur dans l’intimité du je, et c’est à partir de ce point de vue que le récit se développe. Ceci, à quoi il faut ajouter la tendance persistante du narrateur à évoquer son passé, ainsi qu’à se projeter dans son avenir, liant le mouvement de la narration aux avancées et aux reculs spontanés de sa mémoire, de sa conscience, explique sans doute l’affirmation de Lukács selon laquelle Le grand voyage est « purement un monologue intérieur »128. Non que cette définition s’applique précisément au Grand voyage, mais il est vrai que l’intériorité du je, son point de vue et les mouvements de sa conscience, guident et gouvernent le déroulement du récit, ou en tout cas apparaissent comme tels au lecteur qui a accepté, dès les premières lignes, d’entrer dans la subjectivité chancelante du narrateur.

Dans une certaine mesure, le rôle central joué par cette intériorité du je, la manière dont elle happe l’attention du lecteur dès l’incipit, servent de contrepoids à la surdétermination idéologique de la narration. Le lecteur qui se projette dans le je, qui accompagne soit en s’identifiant, soit dans un face-à-face intersubjectif, la progression de ce je dans l’univers du récit, ce lecteur n’est pas le même que celui qui analyse les caractéristiques des personnages typiques, s’intéresse à la transposition fictionnelle d’un discours politique. Ce sont deux états de lecture distincts, deux modes d’appréhension du texte qui tendent à réciproquement s’exclure. Le lecteur peut éventuellement alterner l’un et l’autre, voire s’y trouver forcé (car ce n’est pas nécessairement une distinction consciente ni délibérée) par sa sensibilité variable au discours politique, mais ils sont par essence différents et n’ont a priori pas vocation à coexister129. Ainsi, lorsque Barbara Foley désigne comme la dynamique centrale du Grand voyage la transmission de « la blessure traumatique de l’Holocauste dans une conscience individuelle » (348), c’est clairement en vertu d’une lecture centrée sur l’intériorité du je et qui délaisse, par conséquent, la détermination idéologique des éléments du récit.

Pour bien comprendre ce phénomène, il faut garder à l’esprit le rapport complexe entre le je du narrateur et la personne de l’auteur. Un je narratif, non désigné par ailleurs comme appartenant à une personne précise et distincte de l’auteur, est toujours ambigu. Lorsque le lecteur sait (de source externe au texte, ou du moins paratextuelle) qu’il existe un rapport déterminé entre le narrateur et l’auteur, que l’expérience narrée correspond à une expérience vécue par l’auteur, la distinction entre narrateur et auteur tend à s’effacer, du moins à se brouiller dans l’esprit du lecteur. Il n’est guère spontané dans ce cas d’internaliser en même temps le je narratif, de s’y associer imaginairement, et d’en analyser la construction délibérée (ainsi que celle des autres éléments du récit) par l’auteur.

Dans ce contexte, le moment, quelques pages après le début du livre, où le narrateur s’affirme explicitement comme auteur du récit, acquiert une importance particulière vis-à-vis du statut du je narrateur, de son rapport à l’auteur et de l’influence de ce rapport sur la réception du discours idéologique par le lecteur.

Notes
125.

Incipit : où doit se mettre en place, le plus rapidement et le plus efficacement possible, la relation du lecteur au récit.

126.

L’expérience est de telle nature qu’il est déjà difficile de la comprendre au présent, de se la raconter à soi-même alors qu’elle est encore en cours ; cet difficulté donne du relief au problème inhérent à l’acte de raconter, plus tard, cette expérience. L’expérience n’est pas « indicible », nous a dit Semprun, mais elle a été « invivable » (EV25).

127.

Voir chapitre II, pp. 101-102.

128.

Op. cit., p. 28.

129.

Est-il possible ou nécessaire, à ce stade, de définir précisément ces états de lecture ? Ce serait à mes yeux l’objet d’une future recherche. Quelques indications schématiques : l’un est imaginaire tandis que l’autre est analytique ; l’un est conditionné au temps de la lecture (on n’en fait l’expérience qu’en lisant dans la continuité du récit un passage plus ou moins long, en adoptant un présent situé sur la ligne temporelle du récit et non de la réalité) tandis que l’autre nie le temps du récit, est atemporel au sens où les éléments du récit ont une signification autonome, indépendante de leur situation temporelle ; l’un demande que le lecteur s’oublie, se projette mentalement dans l’espace-temps du récit en délaissant son espace-temps individuel et concret, tandis que l’autre inscrit des éléments choisis du récit dans la réalité présente du lecteur, dans une approche intellectuelle qui se rapporte au monde réel. Leur différence est l’histoire d’un conflit entre deux univers concurrents, qui revendiquent tous deux un statut de vérité, fût-il provisoire. La première lecture consiste, pour l’individu, à se choisir une subjectivité, à faire du texte sa propre subjectivité, tandis que la seconde attribue au texte une objectivité, le force à se faire objet sous l’influence d’un regard analytique, objectivant. – Une dernière remarque : j’insiste ici sur l’opposition entre ces deux lectures, car c’est ce qui importe principalement pour l’exemple concret qui nous intéresse, dans Le grand voyage. Il serait prématuré d’en tirer aucune conclusion d’ordre général sur la nécessité ou la contingence de cette opposition, dans l’abstrait.