« c’est moi qui écris cette histoire et je fais comme je veux »

Le passage dont cette affirmation est le centre débute par la description d’un état physique. Voyant depuis le train « des promeneurs sur la route, en bordure de la voie »(GV25), je « réalise subitement [...] que je suis dedans et qu’ils sont dehors. Une profonde tristesse physique m’envahit. »(GV25-26). Un long paragraphe développe alors la distinction entre le « dedans » et le « dehors », au cours duquel le « je » qui désignait d’abord le personnage, dans la situation spécifique du voyage en train, est amené à faire référence à la personne du narrateur d’un point de vue général, qui concerne la trajectoire de sa vie dans son ensemble : « Je n’ai jamais été tellement libre d’aller où je voulais. »(GV26).

En même temps, le récit se transforme progressivement en discours : le sentiment particulier du personnage, dans le train, est l’occasion d’une discussion abstraite sur le rapport entre liberté et enfermement, qui ne sont pas contradictoires.

‘Ce n’est pas tellement le fait de ne pas être libre d’aller où je veux, on n’est jamais tellement libre d’aller où l’on veut. [...] J’étais libre d’aller dans ce train, tout à fait libre, et j’ai bien profité de cette liberté. J’y suis, dans ce train. J’y suis librement, puisque j’aurais pu ne pas y être. Ce n’est donc pas ça du tout. C’est tout simplement une sensation physique : on est dedans. (GV26)’

En s’attachant à décrire, à développer la définition de cette sensation, la narration s’écarte de la réalité du récit, de sa situation concrète, pour occuper un espace de pensée abstraite, de réflexion discursive adressée au lecteur. Certes, « J’y suis, dans ce train », c’est depuis ce train que je parle : mais l’objet de sa parole dépasse cette origine et met en relief la dimension discursive de l’écriture et de la lecture. Le récit n’est pas uniquement l’action de raconter une suite d’événement, mais le lieu d’une transmission d’opinions, d’idées propres au narrateur et proposées au lecteur, pour son édification et/ou sa propre réflexion.

Dans ce contexte, l’organisation du récit, en fonction de ce discours plus ou moins sous-jacent (selon les moments), est remise en cause :

‘Plus tard, cette sensation est devenue plus violente encore. A l’occasion, elle est devenue intolérable. Maintenant, je regarde ces promeneurs et je ne sais pas encore que cette sensation d’être dedans va devenir intolérable. Je ne devrais peut-être parler que de ces promeneurs et de cette sensation, telle qu’elle a été à ce moment, dans la vallée de la Moselle, afin de ne pas bouleverser l’ordre du récit. Mais c’est moi qui écris cette histoire et je fais comme je veux. (GV26)’

Un espace méta-narratif est ouvert par la simple rupture temporelle qui résulte de la projection dans l’avenir. Un narrateur qui peut dire « Plus tard » se situe par rapport au présent du récit dans une position surplombante : si les références au passé, qui relèvent de la même omniscience, peuvent être présentées comme des souvenirs et donc, plus ou moins artificiellement, être prises en charge par le personnage, la référence à l’avenir, si l’on exclut l’astrologie ou la voyance, implique la distinction entre temps du récit et temps de l’écriture et présente le point de vue temporel du narrateur comme celui de l’écrivain, ultérieur et rétrospectif.

Une distinction entre les différents « je » s’établit donc dans ce paragraphe. « Maintenant, je regarde ces promeneurs » situe le « je » personnage dans le présent, dans l’illusion d’un dire au présent. « je ne sais pas encore », en revanche, implique une différence entre le « je » syntactique et narratif, qui est le personnage, et la voix narrative ici entièrement distincte de la voix énonciative. Poursuivant ce mouvement qui éloigne le « je » du personnage, « je ne devrais peut-être parler » inscrit le « je » dans l’acte de production du récit. A ce stade, ce n’est pas encore nécessairement le je auteur d’un récit écrit, ni une référence à ce récit-même que le lecteur est en train de lire : puisque le verbe employé est « parler », cela pourrait être le narrateur d’un récit oral, imaginaire, advenant dans l’espace de l’écriture. L’autoréférence directe, explicite, n’est établie que dans la phrase suivante, au moyen du déictique : « c’est moi qui écris cette histoire et je fais comme je veux » (je souligne).

Dans cette phrase cruciale, l’emploi du verbe « écrire » lève tout doute quant au statut de la remarque : il s’agit bien d’un moment de réflexivité du récit, du texte écrit dans lequel cette phrase apparaît, qui se désigne lui-même en imposant le « je » comme figure d’auteur, ou « personnage de romancier ». « C’est moi qui écris cette histoire » affirme l’identité des trois incarnations narratives du je, la continuité qui relie le je-personnage au je-narrateur et au je-auteur. Cette affirmation est elle-même, bien entendu, un effet narratif : en tant que telle, rien n’interdit qu’elle fasse partie de la fiction, de la définition du texte comme récit romanesque. Même sans aller jusqu’à supposer la possibilité que le récit soit inventé, le personnage de romancier n’apporte aucune garantie quant à sa relation avec l’auteur réel. Mais, comme c’était le cas dans les romans de Gide, comme Semprun lui-même le souligne dans L’Algarabie, le personnage de romancier suggère suffisamment cette relation, sa consanguinité abstraite avec l’auteur réel, pour que le lecteur soit amené à la concevoir, à formuler ce rapport possible, à inscrire sa lecture dans une dynamique interpersonnelle, fût-elle par nature fluctuante. « C’est moi qui écris cette histoire » veut dire que « je » n’est pas un personnage de fiction, affirmer la réalité de son point de vue sur l’événement historique, la dimension personnelle et vécue du récit.

Mais il ne suffit pas à Semprun de montrer son rapport identitaire au je-personnage, il lui importe aussi de se mettre en scène comme auteur écrivant. Ce que le verbe « écrire » (sans lequel il ne s’agirait que d’une forme réduite de pacte autobiographique : c’est moi, quoique non nommé, qui suis dans cette histoire, qui ai vécu ce que je raconte) suggérait déjà, la seconde partie de la phrase vient l’établir avec force : « et je fais comme je veux ». Cette affirmation de toute-puissance répond directement au doute (feint ?) de la phrase précédente : « Je ne devrais peut-être parler que de ces promeneurs [...] afin de ne pas bouleverser l’ordre du récit. » Ce doute semblait raisonnable, le lecteur aime bien les récits ordonnés et était sans doute ravi qu’on pense à lui, à l’aisance de sa lecture. Mais non : « je fais comme je veux », pas comme « je » devrais – et « je » a bien l’intention de bouleverser l’ordre du récit !

Dans ce premier roman qu’est Le grand voyage, Semprun n’explique pas systématiquement les principes esthétiques qu’il met en œuvre : comme nous l’avons vu130, c’est d’abord dans L’évanouissement (son deuxième livre), puis surtout dans L’écriture ou la vie, que la nécessité du désordre narratif est établie explicitement, décrite et discutée. Cependant, cette caractéristique fondamentale du style narratif de Semprun est déjà centrale dans ce premier récit.

Notes
130.

Cf. chapitre I.