« ça ne regarde personne, nul n’a rien à dire »

Ainsi, nous allons l’accompagner dans les paragraphes suivants, qui introduisent et justifient le désordre du récit, avant de revenir à l’enjeu autoréflexif de la mise en scène de l’auteur. Avant de poursuivre sa description de la « sensation de tristesse physique » en question, dans ses occurrences ultérieures, Semprun nous donne en effet un exemple et une justification du « je fais comme je veux ». En partie par eux-mêmes, en partie dans la lecture intertextuelle qu’on peut en faire rétrospectivement, ceux-ci expriment en effet le projet esthétique attaché par Semprun à cette mise en scène de sa toute-puissance, éventuellement capricieuse (« je fais comme je veux » !), d’auteur.

La justification est assez simple. Elle vient en second, après l’exemple dont je parlerai dans un instant, et développe le point de vue d’auteur, au présent de l’écriture, mis en place précédemment :

‘De toute façon, quand je décris cette impression d’être dedans qui m’a saisi dans la vallée de la Moselle, devant ces promeneurs sur la route, je ne suis plus dans la vallée de la Moselle. Seize ans ont passé. Je ne peux plus m’en tenir à cet instant-là. D’autres instants sont venus se surajouter à celui-là, formant un tout avec cette sensation violente de tristesse physique qui m’a envahi dans la vallée de la Moselle.
C’est le dimanche que cela pouvait arriver. (GV27)’

La disjonction temporelle entre le temps du récit et le temps de l’écriture est désignée de manière précise, quantifiée, et cela suffit (« De toute façon ») à justifier la nécessité de « bouleverser l’ordre du récit ». Les instants de « tristesse physique » qui ont suivi le premier, dans la vallée de la Moselle, sont essentiels, doivent être décrits car ils composent, pour le « moi qui écris cette histoire », la notion-même de cette impression ou sensation. Si l’auteur veut communiquer cette sensation au lecteur telle qu’il la conçoit, c’est à partir du présent de l’écriture, en montrant la façon dont divers instants contribuent à la définir, qu’il sera capable d’en restituer la complexité. Il faut que le récit prenne en compte cet espace temporel, s’y développe et s’y meuve, fût-ce aux dépends de la linéarité chronologique.

En conséquence, des choix sont nécessaires, ou autrement dit le choix des instants évoqués et de l’ordre de leur succession constitue la dynamique du récit, la loi de son déroulement. C’est dans ce contexte, entre l’affirmation de l’arbitraire narratif et sa justification psychologique, que l’exemple du gars de Semur est proposé :

‘J’aurais pu ne pas parler de ce gars de Semur. Il a fait ce voyage avec moi, il en est mort, c’est une histoire, au fond, qui ne regarde personne. Mais j’ai décidé d’en parler. A cause de Semur-en-Auxois, d’abord, à cause de cette coïncidence de faire un tel voyage avec un gars de Semur. J’aime bien Semur, ou je ne suis plus jamais retourné. J’aimais bien Semur, en automne. Nous y avons été, Julien et moi [...] J’ai décidé de parler de Semur, à cause de Semur, et à cause de ce voyage. Il est mort à mes côtés, à la fin de ce voyage. J’ai fini ce voyage avec son cadavre debout contre moi. J’ai décidé de parler de lui, ça ne regarde personne, nul n’a rien à dire. C’est une histoire entre ce gars de Semur et moi. (GV26-27)’

Ayant annoncé qu’il allait faire ce qu’il voulait, le narrateur-auteur illustre son propos par l’explicitation d’un choix narratif, la décision de parler ou non du gars de Semur. Il commence par déclarer la contingence de cette évocation : il s’agit d’une histoire intime, d’une amitié brève et conclue par la mort de l’autre, qui pourrait tout à fait être passé sous silence, par pudeur ou pour toute autre raison qui « ne regarde personne ». De ce point de vue, « nul n’a rien à dire » et je devrais me taire, laisser telle quelle cette explication parler pour elle-même. Le choix de parler du gars de Semur est en effet accompagné d’un pacte testimonial, dans lequel la relation à l’autre, qui est mort, est centrale, gouverne l’enjeu moral du récit et se fonde sur le statut du survivant – passeur, intermédiaire ayant traversé la mort et décidant d’en parler, mais lié moralement et psychologiquement aux victimes autant qu’aux destinataires de son récit. « Je fais comme je veux » n’est donc pas uniquement l’expression d’un caprice, d’un arbitraire lié à la liberté narrative du roman, mais également l’affirmation du statut particulier du témoin, qui est responsable de son récit, en répond à une autorité abstraite et morale distincte de l’exigence esthétique, qui s’y ajoute et en détermine les enjeux.

De ce point de vue, la mise en scène de l’auteur, en tant qu’outil de réflexivité narrative, est aussi l’établissement d’une relation éthique qui inscrit le récit dans un rapport aux victimes. Cette relation concerne en premier lieu l’auteur, mais, lorsque celui-ci se montre y être engagé, en appelle également au lecteur, exige qu’il s’y associe. L’arbitraire du récit, sa forme romanesque qui bouleverse l’ordre des épisodes, ne doivent pas être perçus comme un caprice décoratif, ni comme une atténuation du rapport du récit à la réalité, mais comme une donnée intrinsèque de la narration testimoniale telle que Semprun la conçoit, qui sert son propos et provient de la nature de l’expérience vécue, des décisions morales que celle-ci implique.

Cependant...