« j’ai inventé le gas de Semur pour me tenir compagnie »

Le lecteur qui compare ce passage à une page de L’écriture ou la vie n’est pas peu surpris d’apprendre que « le gas de Semur est un personnage romanesque » (EV336) ! L’affirmation que « ça ne regarde personne, nul n’a rien à dire » concernait-elle alors la décision d’introduire un personnage fictionnel ? Lisons l’explication donnée, trente et un ans plus tard, par Semprun131 :

‘J’ai inventé le gas de Semur pour me tenir compagnie, quand j’ai refait ce voyage dans la réalité rêvée de l’écriture. Sans doute pour m’éviter la solitude qui avait été la mienne, pendant le voyage réel de Compiègne à Buchenwald. J’ai inventé le gas de Semur, j’ai inventé nos conversations : la réalité a souvent besoin d’invention, pour devenir vraie. C’est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l’émotion du lecteur.
L’acteur qui avait joué le rôle du gas de Semur dans le film de télévision que Jean Prat avait tiré du Grand voyage aurait préféré que son personnage fût réel. Il était déconcerté, triste quasiment, qu’il ne le fût pas. « J’aurais aimé vous avoir vraiment tenu compagnie, pendant le voyage », me disait Jean Le Mouël, mélangeant la fiction et le réel. Mais la fraternité n’est pas seulement une donnée du réel. Elle est aussi, surtout peut-être, un besoin de l’âme : un continent à découvrir, à inventer. Une fiction pertinente et chaleureuse. (EV336-337)’

Que signifie donc l’invention du gars de Semur ? En ce qui concerne l’ensemble du récit du Grand voyage, le rôle central que joue ce personnage en tant qu’interlocuteur privilégié du je, elle permet, nous dit Semprun, d’« éviter la solitude » : solitude qui est présentée du point de vue de l’écrivain, amené à revivre son voyage à travers l’écriture132, mais que l’on peut comprendre également du point de vue du lecteur. Le fil narratif central, à l’intérieur du wagon, reçoit en effet son dynamisme de la présence d’un interlocuteur : sans lui, pas de dialogue et pas d’action, et le lecteur pourrait se sentir un peu seul, en tête-à-tête avec le personnage-narrateur. De plus, nous avons déjà vu comment le contraste entre le je et le gars de Semur joue également un rôle idéologique, par la création d’un contraste entre leurs origines sociales, niveaux d’éducation, etc. Là aussi est évitée la « solitude » d’un personnage unique, pourvu d’un seul point de vue sur le monde et, qui plus est, d’origines bourgeoises133.

Le rapport entre les deux personnages, leur appréhension dialogique de la situation, permet aussi d’ «emporter la conviction, l’émotion du lecteur » : conviction, en ce qu’un double regard confère davantage de réalité, pour le lecteur, à ce qui est regardé, aux événements du voyage ; émotion, car la mort du gars de Semur, annoncée page 27 et retardée jusqu’à la page 252, informe le rapport du lecteur aux personnages, à la situation, rappelle constamment la présence de la mort et la destination du voyage.

Ainsi, le gars de Semur joue bien le rôle qui lui était attribué dans le passage précédent : il incarne la victime, le camarade mort auquel s’adresse le récit du témoin. Qu’il soit un personnage inventé, en ce sens, n’y change rien – sauf sans doute à ajouter de l’efficacité au récit, à accroître sa capacité à dire la vérité de l’expérience vécue. Rien n’est retiré au personnage, ni à sa signification, parce qu’il est fictionnel. Notre réaction initiale, de surprise et peut-être un peu de scandale, était fondée sur l’idée fausse, mais persistante, que la fiction est un mensonge, inapte à porter un discours moral, un témoignage authentique. Or, s’il est évidemment toujours possible de mentir, cette possibilité vaut-elle que l’on refuse son contraire, le pari d’une « fiction pertinente et chaleureuse » ?

Notes
131.

Explication qui apparaît dans un récit lui-même non dénué de fiction : rien n’interdit donc d’imaginer que Semprun joue, fait semblant, bien plus tard, d’avoir inventé ce personnage ! Ce pourrait être une façon d’illustrer le potentiel de la fiction – mais ce genre de supposition est interminable. Je ne veux qu’indiquer qu’à faire jouer un texte contre l’autre, le plus récent acquiert par rapport au précédent une valeur de vérité qui n’est pourtant que relative. Importe surtout, non quelque illusoire reconstruction figée du factuel, mais ce que révèle l’interaction des récits romanesques.

132.

Ce qui n’est pas une expérience facile, cf. chapitre I.

133.

J’adopte pour ce dernier point l’attitude de l’auteur communiste : pour dire la vérité sur lui-même, il doit montrer ses origines bourgeoises, mais pour dire la « vérité » historique, vue à travers le prisme de ses opinions politiques, il doit montrer le prolétaire en action.