« c’est moi qui écris cette histoire »

Du point de vue de la mise en scène de l’auteur dans Le grand voyage, la découverte de ce statut fictionnel du gars de Semur modifie la signification du passage lu précédemment.

D’abord, on peut se demander, en ayant à l’esprit notre lecture du personnage de Hans134, si les raisons données par Semprun pour avoir « décidé d’en parler »(GV27), de parler de ce personnage, ne sont pas en fait ses raisons de l’avoir inventé, ou plus précisément les raisons concrètes qui ont déterminé certaines de ses caractéristiques, lors de cette invention. Nous avons déjà rencontré la ville de Semur-en-Auxois dans L’écriture ou la vie : c’est là que le narrateur et son ami Julien ont tué le soldat allemand qui chantait La Paloma, dans la réécriture d’une scène de L’évanouissement où Hans tenait le rôle de Julien. Justement, c’est aussi avec Julien que le narrateur (en position d’auteur dans ce passage, rappelons-le) raconte avoir été à Semur. C’est le passage que j’avais coupé précédemment pour des raisons de place :

‘Nous y avons été, Julien et moi, avec trois valises pleines de plastic et de mitraillettes « sten ». Les cheminots nous avaient aidés à les planquer, en attendant qu’on prenne contact avec le maquis. Puis, on les a transportées au cimetière, c’est là que les gars sont allés les chercher. C’était beau, Semur en automne. Nous sommes restés deux jours avec les gars, sur la colline. Il faisait beau, c’était septembre d’un bout à l’autre du paysage. J’ai décidé de parler de ce gars de Semur, à cause de Semur, et à cause de ce voyage. (GV27)’

Le lyrisme qui émaille cet instantané de l’action résistante (« c’était beau, Semur en automne », « c’était septembre d’un bout à l’autre du paysage ») incite à imaginer qu’il s’agit là d’un souvenir personnel. Semur étant un des lieux de la mémoire maquisarde de Semprun, Julien ayant été remplacé ailleurs par un personnage fictif, il devient possible de comprendre la dernière phrase (« à cause de Semur » en particulier) comme une allusion, obscure et sans doute à usage personnel, jusqu’à ce que la lecture intertextuelle vienne en faire jouer les éléments, au statut fictionnel, inspiré d’une réalité personnelle, du personnage du gars de Semur.

Par conséquent, si cette hypothèse est exacte (et le simple fait qu’elle existe suffit à justifier d’en rechercher les conséquences), l’évocation du gars de Semur, de la possibilité d’en parler ou non, juste après l’entrée en scène de l’auteur (« c’est moi qui écris cette histoire et je fais comme je veux », GV26) et juste avant la justification du désordre temporel du récit (« Seize ans ont passé. Je ne peux plus m’en tenir à cet instant-là », GV27), suggère que dans cet espace temporel qui sépare temps de l’écriture et temps du récit, espace où l’auteur mis en scène affirme sa toute-puissance, la fiction puisse entrer en jeu. Tout en se souvenant que l’enjeu de ce passage n’est pas explicite, mais se laisse deviner, l’on perçoit une relation de continuité entre le triple je du récit, la mise en scène de sa personne d’auteur dans un mouvement autoréflexif (« cette histoire »), et l’usage spécifique de la fiction dans ce récit de témoignage. L’enjeu du je, dont on a déjà vu l’importance en termes de point de vue narratif, d’intériorité et de rapport au lecteur, s’accroît par ce moyen pour inclure et l’organisation temporelle du récit, et les possibilités de transposition fictionnelle des épisodes et personnages.

Certes, la réflexivité personnelle du je d’auteur n’est pas réaffirmée au long du récit : il n’y a pas de mise en abyme à proprement parler, après cette unique instance d’autodésignation du récit dans les premières pages. C’est que l’objet du récit limite tout de même l’usage du procédé romanesque : en particulier, l’usage de la première personne est abandonné au moment où le train arrive à destination, et dans la seconde partie du récit c’est un personnage à la troisième personne, Gérard, qui entre dans le camp et est ainsi forcé de « quitter le monde des vivants »(GV279). Bien qu’il soit clair que Gérard et le je sont un seul et même individu, ce changement de personne exprime à la fois la perte de réflexivité par rapport à soi, qui est une perte d’humanité, du déporté lorsqu’il entre dans le camp, et la limite assignée à la réflexivité romanesque. Dans cette seconde partie, Gérard est encore sujet à des souvenirs, mais il n’est pas l’auteur de son propre récit, il ne possède pas de point de vue rétrospectif qui lui permette de savoir ce qui va lui arriver : au contraire, le narrateur (implicite) souligne son incapacité à imaginer ce qui l’attend, et qu’il s’apprête précisément à quitter le monde où le mot « inimaginable » a encore un sens (GV278).

Cependant, les conséquences de la mise en scène de l’auteur pour la mobilité du temps narratif se poursuivent durant toute la première partie du récit, qui occupe 246 pages contre 18 pages pour la seconde. Pendant l’essentiel du récit, donc, le lecteur sait que c’est à partir de ce point de vue (« c’est moi qui écris cette histoire et je fais comme je veux ») que la narration adopte la trajectoire sinueuse qui, revenant vers des instants passés, s’avançant vers des instants futurs, se libère du trajet linéaire du wagon, de la pure « tristesse physique » d’être « dedans ». Cette brève mise en scène de l’auteur inscrit la forme du récit dans un espace de subjectivité et, par conséquent, le lecteur – déjà amené par l’incipit à adopter le point de vue du je-personnage – accompagne tout au long de la narration le mouvement de cette subjectivité, s’y associe dans un face-à-face intersubjectif135.

Dans ce contexte, l’invention des personnages n’altère en rien la valeur de vérité du témoignage, lorsqu’elle est perçue par l’intermédiaire de la figure d’auteur136. En revanche, la question demeure en ce qui concerne l’invention des personnages typiques, selon l’idéologie communiste. On a vu que le personnage du gars de Semur se prête à une double interprétation, selon l’angle de lecture adopté ; mais les autres personnages typiques ne présentent pas la même relation privilégiée avec le narrateur, ne s’inscrivent pas directement dans l’espace où l’auteur est mis en scène (son espace scénique). Cependant, ces personnages peuvent s’intégrer sans heurt au déroulement du récit dans la continuité de la lecture : alors qu’il lit ce qui est mis en scène comme un mouvement de subjectivité, le lecteur n’est pas en état de percevoir la détermination idéologique du récit, nécessairement objectivante pour les personnages et situations qu’elle concerne. La mise en scène de l’auteur permet, incite même à une lecture où la politique n’est pas un élément analysable de la construction du récit, mais une des caractéristiques de la subjectivité du « je ».

Ici, la distinction entre lecteur communiste et lecteur non communiste, établie par Semprun dans Quel beau dimanche, semble en effet pertinente. Sans s’arrêter à présent à l’impératif moral postulé par Semprun dans le cas d’un lecteur communiste (ou l’ayant été)137, ce dernier, de par sa sensibilité politique et sa formation idéologique, est davantage susceptible de s’arrêter aux caractéristiques typiques des personnages. Peut-être alors interrompra-t-il sa lecture, portera-t-il un jugement déterminé par ses opinions politiques du moment. En revanche, pour un lecteur non communiste, il faudrait pour cela sortir de la lecture subjective, revenir au texte à froid, armé d’un bagage théorique non intériorisé. En tout état de cause, l’enjeu de cette problématique semble concerner principalement le type de lecture adopté : soit une lecture analytique, qui trouvera la détermination idéologique décrite au chapitre précédent, soit une lecture subjective, appelée par la mise en scène de l’auteur et qui ne s’arrêtera pas aux personnages typiques, si même elle les perçoit. Le texte lui-même est double, présente ces deux structures parallèles et permet les deux lectures.

L’introduction d’un personnage de romancier à la première personne n’est pas un choix narratif parmi d’autres possibles, mais au contraire une condition essentielle à la problématisation du discours romanesque, à son inclusion harmonieuse dans le roman et à son appropriation critique par le lecteur. La mise en scène de l’auteur, en tant que procédé narratif, permet de réconcilier récit et discours en désignant leur origine commune, ainsi qu’en définissant les termes de leur interaction et la complémentarité de leurs modes de référence à la réalité. Dans ce contexte, une présence active du lecteur est requise, dont le parcours imaginaire et interprétatif réalise les potentiels de signification du texte, selon la subjectivité de chacun.

Notes
134.

Cf. chapitre II/, 1).

135.

Dont la description est l’objet du chapitre suivant.

136.

Comme l’a montré l’exemple du gars de Semur. J’hésite à me prononcer sur la possibilité de lire le caractère fictif de ce personnage avant la publication de L’écriture ou la vie, qui le révèle explicitement. Mais la contingence affirmée de sa présence dans le récit suffit à exclure une correspondance stricte entre les événements de la narration et l’expérience vécue, et entrouvre la porte de l’invention.

137.

Discuté au chapitre précédent.