Chapitre IV : Mise en scène de l’auteur et éthique du témoignage

A partir de cette relecture du Grand voyage, on entrevoit que la mise en scène de l’auteur est un procédé narratif capital pour l’esthétique romanesque de Semprun – pour sa constitution d’un roman de l’histoire, mêlant témoignage et discours politique, dans un rapport dynamique au lecteur. S’inspirant en particulier des innovations narratives de Gide, Semprun construit un roman autoréflexif, centré sur une personne d’auteur, qui lui permet de présenter son rapport aux événements historiques comme une performance textuelle, à laquelle le lecteur est invité à se joindre.

L’importance de cette mise en scène de l’auteur m’est d’abord apparue en tant que spectateur de la pièce de théâtre intitulée Gurs, écrite par Semprun pour la Convention Théâtrale Européenne et mise en scène par Daniel Benoin au Théâtre National de Nice en 2004, puis au Théâtre du Rond-Point en 2006138. Dans cette pièce, l’action fictionnelle se situe dans le camp de Gurs en 1941 ; cependant, au moment qui m’intéresse, les comédiens s’interrompent pour discuter de leurs personnages et du sens à donner à leurs actions. Cette scène méta-dramatique est à son tour interrompue, les comédiens ne parvenant pas à se mettre d’accord, par une intervention vidéographique de « l’auteur de la pièce », Jorge Semprun, qui élabore et justifie les raisons de ses choix d’écriture. Ce message de l’auteur à ses comédiens (indirectement, à ses personnages ?) est daté du 10 mars 2006, jour de la première représentation, et fait référence à des événements de l’automne précédent, c’est-à-dire postérieurs aux premières représentation de Nice. L’intervention est ainsi inscrite dans le présent, un présent auquel s’associent les spectateurs qui reconnaissent leur propre réalité, le jour où nous sommes, les événements en question139. De plus, matériellement, le fait que l’image vidéographique de l’auteur est projetée directement sur les éléments du décor scénique (le mur de la pièce où se passe l’action, pas un écran rajouté) propose, par extrapolation au domaine du roman, une représentation symbolique de la manière dont l’image de l’auteur se surimpose aux éléments de la narration. Retracer précisément le parallèle entre la situation théâtrale et la lecture romanesque n’est pas ici mon propos, mais il me semble utile pour la lecture des analyses suivantes d’avoir cette image à l’esprit, qui illustre à sa manière la phrase de Blanchot (à propos de Montherlant) selon laquelle : « C’est l’écrivain qui aujourd’hui est plus symbolique que son personnage.»140.

Dans ce contexte, nous allons à présent observer comment cette mise en scène de l’auteur et de son travail d’écriture définit un mode de lecture où peut se réaliser la relation éthique du témoignage, à travers les procédés narratifs du roman. En relisant d’abord le passage d’Autobiographie de Federico Sánchez déjà étudié au chapitre I, on verra comment la démultiplication des instances narratives, et l’incertitude où celle-ci plonge le lecteur quant au statut générique de ce texte, constitue un appel à la subjectivité du lecteur, qui prend conscience de la subjectivité d’auteur à laquelle il fait face. L’étude de la structure et des points de vue narratifs dans un chapitre de Quel beau dimanche permettra ensuite d’observer la relation intersubjective définie par la dimension performative des procédés narratifs de Semprun, où se crée un « face-à-face » (Levinas) entre auteur et lecteur qui permet la relation éthique du témoignage.

Notes
138.

Le texte de cette pièce n’étant pas encore été publié, il faut me reposer sur une expérience personnelle, lors d’une des représentations parisiennes.

139.

Il s’agit des « émeutes » de l’automne 2005.

140.

Maurice Blanchot, « Le Je littéraire », 1er juin 1944, in Chroniques littéraires du Journal des débats, Paris, Gallimard, 2007, p. 616.