1) Mise en scène de l’auteur et indéfinition générique dans Autobiographie de Federico Sánchez

« et puis moi – enfin non pas moi [...] – non pas tant moi que toi »

On a déjà141 lu un passage de l’Autobiographie de Federico Sánchez (1976) dans lequel le déroulement non-linéaire de la narration, justifié par l’intrusion inopinée de souvenirs, visait à « conférer au récit une densité » particulière (AFS11). Reprenons à présent cette lecture, à l’échelle du premier chapitre de l’Autobiographie, pour observer plus précisément les moments où se montre l’auteur.

On peut s’attendre à ce que cette présence de l’auteur ne soit pas univoque, puisque le titre du livre, déjà, brouille les pistes. L’Autobiographie de Federico Sánchez, normalement, devrait être écrite par Federico Sánchez, qui n’aurait alors pas besoin d’inclure son nom dans le titre, puisqu’il serait présent sur le couverture en tant que nom d’auteur. – C’est bien sûr « Jorge Semprún »142 que l’on peut lire sur la couverture. Cette apparente incohérence se résout dès que l’on sait que « Federico Sánchez » était le pseudonyme de Jorge Semprun à l’époque dont il parle dans ce livre. Cependant, cette différence143 attire l’attention sur la personne de l’auteur, avant même d’avoir ouvert le livre : il y a deux noms en concurrence pour le statut d’auteur, dont l’un (Semprún) a prééminence sur le second (Sánchez). On sait que ces noms renvoient tous deux à une même personne réelle, mais que l’un des deux (Sánchez) désigne une période et un domaine de sa vie bien délimités – l’époque où, acquérant des responsabilités de plus en plus élevées au sein du Parti Communiste Espagnol, il endosse du même coup une identité fictive. On sait donc bien qui est l’auteur réel, mais pas encore lequel des deux est vraiment le narrateur de l’Autobiographie. La relation entre narrateur et auteur étant fondamentale pour notre notion de mise en scène de l’auteur, commençons par observer le statut du narrateur dans le premier chapitre.

Ce chapitre s’ouvre à la troisième personne : « La Pasionaria a demandé la parole. » (AFS9) A troisième personne, narrateur implicite : le narrateur n’est pour l’instant que la source de l’énonciation à la troisième personne. Cependant, un nouveau paragraphe débute aussitôt à la deuxième personne : « Tu quittes des yeux les papiers posés devant toi sur la table et regardes la Pasionaria. Elle est nerveuse, c’est visible. » (AFS9)144. Deux phénomènes adviennent en même temps : d’une part, la narration à la troisième personne passe par le point de vue de la personne « tu », la Pasionaria est observée à travers le regard du « tu » qui perçoit sa nervosité. D’autre part, l’introduction d’un « tu », qui est à la fois un personnage et un point de vue de narrateur, implique la présence, pour l’instant implicite, d’un « je » qui s’adresse à lui. Ni « tu » ni « je » ne sont encore nommés ni décrits davantage : on est encore dans la scène d’ouverture, sans figure d’auteur.

Passons quelques lignes et à propos d’un détail (la Pasionaria a « préparé son intervention par écrit », AFS9), voici que « tu » et « je » entrent en relation :

‘elle avait également préparé son intervention par écrit, souviens-toi
(et comment que je m’en souviens, penses-tu à présent en rédigeant ces Mémoires, bien des années plus tard, en 1976, je m’en souviens même très bien [...] – je faisais partie de la délégation désignée pour se rendre à Moscou [...] – en faisaient partie Enrique Lister Santiago Alvarez [...] – et puis moi – enfin non pas moi – c’est à peine si j’existais à l’époque – non pas tant moi que toi – Federico Sánchez (AFS9)’

D’abord, « souviens-toi » implique que le « tu » se parle à lui-même, ce qui introduit une séparation entre soi et soi où un « je » n’est pas loin – est impliqué syntactiquement, implicite sémantiquement. Puis, avec une rupture graphique, le « je » entre en scène : « et comment que je m’en souviens ». Au début, ce « je » est la voix intérieure d’un « tu » qui pense : ce n’est donc pas le même « je » que celui qui dit « tu ». Il y aurait un « je » de la narration, un « tu » auquel il s’adresse, lequel, à son tour, pense « je » alors qu’il rédige « ces Mémoires » et qu’il se souvient.

Il continue de se souvenir, à la première personne, et son « je » devient le sujet d’une action passée : « je faisais partie de la délégation ». Ici, c’est toujours le « je » intérieur du « tu » qui pense. Mais, après avoir parlé des autres membres de la délégation, le « je » se contredit : « enfin non pas moi – c’est à peine si j’existais à l’époque – non pas tant moi que toi – Federico Sánchez ». Une distinction est mise en place entre les deux personnes : toi, c’est Federico Sánchez, moi, je suis quelqu’un d’autre.

Ce « je », le « je » de « à peine si j’existais », n’est donc plus le « je » du « tu » qui pense – ou alors ce « tu », le « tu » de « penses-tu », n’était pas Federico Sánchez. Dans l’un ou l’autre cas, il y a eu un glissement des personnes désignées par la paire je/tu. Glissement qui advient aux alentours d’une référence directe à l’écriture du livre : « en rédigeant ces Mémoires ». Cette référence met en scène l’écriture du texte qu’on est en train de lire : l’auteur, dans ce processus d’écriture, est le « tu » (« penses-tu à présent en rédigeant ces Mémoires »), mais aussi le « je » (« et comment que je m’en souviens, penses-tu à présent en rédigeant ces Mémoires »). Il y a donc une paire je/tu d’auteur, dans laquelle je se souvient et tu rédige145.

Plus loin, en revanche, « je » et « tu » sont des personnages : « je faisais partie de la délégation [...] – enfin non pas moi [...] toi – Federico Sánchez ». Il y a donc une seconde paire je/tu, distincte de la première, où je et tu font partie de l’action narrative, en tant que personnages. Il semblerait qu’une fois la correction apportée (« enfin non pas moi »), ce je n’ait plus vocation à reparaître – le tu de Federico Sánchez étant le personnage principal de l’Autobiographie 146 . Nous allons voir plus loin que cette opposition est pourtant répétée.

A ce stade, on peut donc distinguer deux paires je/tu, qui présentent le narrateur d’une part comme auteur du récit, d’autre part comme personnage. Mais ce narrateur n’est pas uniquement le « je » implicite dans l’adresse au personnage « tu ». A la fin de la parenthèse qui s’est ouverte dans la citation précédente, le « tu » apparaît également comme narrateur :

‘Dolores nous lut son petit papier annonçant sa démission irrévocable du poste de secrétaire général)
bon, ce que tu voulais dire, rappelle-toi, c’est qu’à ce moment là aussi la Pasionaria était nerveuse. (AFS10)’

Le « tu » de « ce que tu voulais dire » est présenté comme source de l’énonciation. Il y a certes un « je » implicite qui l’invite à se rappeler – on ne sait pas trop depuis quel espace de la narration ce « je » s’exprime (la méta-narration ?) – mais celui-ci, en reconnaissant que tu voulait dire quelque chose, implique que tu est en train de dire, en train de narrer. C’est une troisième paire je/tu qui occupe la position de narrateur147.

La structure narrative s’articule donc autour de trois figures doubles qui renvoient, à travers la référence à la rédaction de « ces Mémoires » – du texte que l’on est en train de lire – à la double figure d’auteur que constituent Semprun et son alter ego, Federico Sánchez. La mise en scène de l’auteur prend en compte structurellement cette dualité, la reflète à tous les niveaux de la narration. C’est autour de cette dualité que va s’organiser également la définition générique du texte – dont on a vu qu’elle mettait en concurrence autobiographie et mémoires, mais qui relève également du roman.

Notes
141.

Cf I, 4), « Non pas son articulation, mais sa densité ».

142.

Avec l’accent sur le « u » : c’est ici l’auteur de langue espagnole qui est désigné. Je travaille avec la traduction française pour des raisons de cohérence linguistique, pour mon texte, mais avec un œil sur la version originale, au cas où des différences importantes mériteraient l’attention.

143.

Analogue à celle mise en place par Manuel Vázquez Montalbán dans Autobiografía del general Franco, Barcelona, Planeta,1992.

144.

Pour une étude de l’usage de la deuxième personne dans ce livre, je renvoie à Andrés Villagrá, « Actos performativos de la segunda persona autobiográfica : Jorge Semprún y Serrano Poncela », in Confluencia : Revista hispanica de cultura y literatura, vol. 6, n°1, automne 2000.

145.

Pour être précis : d’auteur mis en scène, c’est-à-dire d’une relation entre un double narrateur et une double image d’auteur dont l’un est supposé réel et l’autre supposé fictif, c’est-à-dire dont l’un est dans la réalité l’image fictive de l’autre. Tout cela est beaucoup plus compliqué à dire qu’à lire.

146.

Je parlerai dans un instant des différentes désignations génériques de ce texte. Il y a pour l’instant deux termes en compétition, autobiographie et mémoires.

147.

Et si ce je et ce tu se mettaient à dialoguer, comme cela s’esquisse ici, on pourrait penser à Enfance de Sarraute.