« Si tu te trouvais là dans un roman, dis-je en me répétant encore »

On a déjà148 observé comment une discussion du statut des souvenirs, et de la « densité » qu’ils confèrent au récit, s’inscrit dans la supposition : « Si tu te trouvais là dans un roman » (AFS11). Hypothèse qui est explicitement niée (« si tu te trouvais là dans un roman, au lieu de te retrouver dans une réunion du comité exécutif du parti communiste », AFS11), mais qui semble confirmée par la dimension performative du texte : ce qui aurait lieu si c’était un roman – se souvenir « d’autres rencontres avec Dolores Ibárruri », AFS11) – a en effet bien lieu dans la suite immédiate du récit. On est donc peut-être en présence d’un roman – cette question va revenir à la fin du chapitre.

Entre temps, l’opposition entre je et tu-personnages est remise en scène à plusieurs reprises :

‘pendant votre propre guerre civile
(la vôtre, Federico – cela va sans dire – pas la mienne – que ce soit bien clair – mais reprenons reprenons – je ne te couperai plus la parole). (AFS12)’

Ici, la distinction entre les deux personnages repose sur leur rapport à la guerre civile espagnole : Federico fait partie des communistes qui s’approprient la mémoire de la guerre civile pour justifier leur propre lutte contre Franco, tandis que le je se tient à distance de ce phénomène. Très rapidement, cependant, le rapport je/tu glisse du niveau des personnages à celui des narrateurs, avec la promesse « je ne te couperai plus la parole ».

Cette promesse est loin d’être tenue : il faut lire, de nouveau, toutes ces interventions narratives dans la plus complète mobilité entre positif et négatif. A ce niveau, le narrateur (ou le méta-narrateur) peut dire une chose ou son contraire ; c’est le fait que cette opposition existe, est mise en scène, ce que cette mise en scène signifie, qui importe. Ainsi, quelques pages plus loin, nouvelle interruption :

‘Et il y avait toi
(enfin non, pas toi Federico – il y avait moi – toi, Sánchez, tu n’existais pas encore – et à nul d’entre ceux qui se trouvaient là il n’aurait sans doute pu venir à l’idée que tu existerais un jour (AFS18)’

A ce moment du récit, le personnage (double, certes) se trouve à une réunion d’un groupe d’intellectuels communistes, avant l’époque où sa prise de responsabilité l’amène à prendre le pseudonyme de Federico Sánchez. La distinction, au niveau du personnage, entre je et tu pourrait donc se faire suivant cette chronologie : je avant et après tu, la période Federico Sánchez étant insérée dans la continuité de l’existence de Semprun. Cependant, lorsque la parenthèse ici ouverte se referme, le récit reprend à la deuxième personne :

‘et il y avait toi, écoutant ce que pouvait dire Francisco Antón à propos de la mission et du rôle de l’intellectuel communiste [...] S’adressant à toi, la Pasionaria te félicita pour un article que tu venais de faire paraître [...]
Si tu te trouvais là dans un roman, dis-je en me répétant encore, tu te remémorerais cette première rencontre avec la Pasionaria.
[citation d’un poème dédié à la Pasionaria]
(C’est toi qui as écrit ça. Enfin non, pas toi ; moi, moi en personne.
C’est moi qui ai écrit ça, bien des années avant d’être Federico Sánchez (AFS19)’

On a d’abord pu croire que la distinction chronologique élaborée dans la parenthèse précédente était abandonnée. C’est bien finalement « toi » qui se retrouve dans cette réunion, qui est félicité par la Pasionaria, qui lui a écrit un poème... Ah tiens non, le poème, c’est « moi » qui l’ai écrit ! Et cela « bien des années avant d’être Federico Sánchez », c’est-à-dire que se remet en place la distinction chronologique.

Le va et vient entre je et tu ne s’organise plus ici selon un cohérence stricte ; ou, du moins, cette cohérence doit-elle inclure la possibilité d’inverser ses termes, de faire le contraire de ce que l’on dit, puis le contraire du contraire, ad libitum. Remarquons ici qu’au centre de cette incohérence, ou de ces contradictions, se trouve répétée l’hypothèse « si tu te trouvais là dans un roman ». Celle-ci est cette fois prise en charge par un « je » de narrateur, qui va jusqu’à se réapproprier les formulations précédentes de cette phrase : « dis-je en me répétant encore » (je souligne). Pourtant, le « je » n’apparaissait pas auparavant dans ce contexte : avoue-t-il ici être l’unique auteur/narrateur du récit ? Il faut peut-être renoncer à modéliser tout ce système de rapports entre je et tu – d’autant que si dans ce passage, le « tu » est utilisé à contre-emploi (puisque nous sommes avant l’époque de Federico Sánchez), peut-être est-il inversé avec le « je » ?

A ce stade, il importe surtout de remarquer l’interaction entre l’hypothèse romanesque et le jeu des pronoms personnels. Dans les deux cas, l’enjeu est le statut du texte, sa définition générique à travers les structures narratives. Si ce sont des Mémoires, pas un roman, alors l’organisation du tu et du je est fondamentale, puisqu’il faut savoir qui parle, qui prend en charge le récit du passé, sa véracité historique. Mais ce texte est également un roman, ou en tout cas fait ce qui serait caractéristique d’un roman, profite des « illuminations de la mémoire » (AFS11) pour passer souplement d’un niveau narratif à un autre. Dans ce cas, l’auteur de roman est beaucoup plus libre d’échanger les pronoms personnels. Enfin, d’après le titre, c’est aussi une autobiographie : distingué des Mémoires par « l’accent [mis par l’auteur] sur sa vie individuelle, en particulier l’histoire de sa personnalité »149, ce genre semble bien présent. En fait, la relation entre je et tu, entre Semprun et Sánchez, résume de ce point de vue tout l’enjeu autobiographique, l’histoire d’un dédoublement de personnalité150. Les trois genres ont donc des exigences narratives distinctes, auxquelles correspondent normalement des usages spécifiques des pronoms personnels.

Notes
148.

Cf. chapitre I.

149.

Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1975, nouv. éd. 1996, coll. « Points », p. 14

150.

Le titre était donc parfaitement cohérent : c’est bien la différence entre Federico Sánchez (désigné par l’auto de l’Autobiographie) et Jorge Semprun (nom d’auteur) qui est le sujet et l’enjeu de l’autobiographie. La première de couverture contient la dynamique centrale du livre.