« (je ne me trouve pas) tu ne te trouves pas ici dans un roman » 

Poursuivons donc : après le poème à la Pasionaria, et le retour à la première personne qui le suit, les neuf pages suivantes sont prises en charge par le je. Ces pages contiennent une manière de pacte autobiographique, aux accents qui rappellent Rousseau :

‘Je parlerai de moi avec sérénité. Point n’est besoin que Tano fasse mon autocritique. Je me la ferai moi-même. (AFS26)’

Il était sans doute important, pour que cette déclaration soit prise au sérieux par le lecteur, qu’elle soit à la première personne. Il ne s’agit plus là de fiction, mais d’une déclaration d’intention assez solennelle. Le « je » s’y pose comme sujet et objet de l’écriture, professe sa « sérénité » de manière à suggérer un regard paisible, donc objectif, sur lui-même. Il inclut également dans son projet un sous-genre communiste de l’autobiographie : l’ « autocritique », qu’il se fera lui-même, tant il est serein.

Ces pages s’inscrivent dans une relation de je à moi qui relève de l’autobiographie et, par conséquence, le tu y disparaît. Pourtant, ce n’est pas exactement un récit autobiographique qui s’y développe, mais un discours sur la « religiosité communiste » (AFS26) où se mêlent, d’une part une analyse, à la première personne, des poèmes communistes écrits par le narrateur dans ce passé lointain – on est donc bien dans l’autobiographie ; d’autre part, et de façon thématiquement pertinente, des commentaires sur la poésie et l’idéologie communistes qui relèvent davantage de l’essai. En partant de son expérience personnelle, Semprun décrit des phénomènes qui ne se limitent pas à « l’histoire de sa personnalité », étend l’objet du récit autobiographique à un discours sociologique et historique. Une fois de plus, et dans une nouvelle direction, les limites du genre sont repoussées.

Ce passage sans deuxième personne se termine sur un décrochage narratif et générique qui initie la conclusion du chapitre et remet en jeu, pour un dernier « feu d’artifice », les éléments mis en place auparavant :

‘Mais pour l’heure, je n’ai pas le temps d’approfondir ce thème. La Pasionaria a demandé la parole et (je ne me trouve pas)
tu ne te trouves pas ici dans un roman. Tu te trouves non loin de Prague, dans un ancien château des rois de Bohême où se tient depuis quelques jours une réunion plénière du comité exécutif du parti communiste d’Espagne. (AFS29)’

On remarquera que « je » parle « d’approfondir ce thème », et non de continuer un récit : le je autobiographique confirme sa tendance à écrire un essai. Ici, cependant, le je retrouve sa relation avec un tu, dans un saut narratif marqué par un espace de quelques lignes. Plusieurs remarques s’imposent.

D’abord, le déroulement narratif repose sur une relation fictive entre le je personnage et le je narrateur. Parce que « la Pasionaria a demandé la parole », le narrateur – qui, montré en position d’écrivain, renvoie à l’auteur – n’a « pas le temps d’approfondir ce thème ». On sait151 que la Pasionaria a demandé la parole depuis vingt pages déjà, et qu’elle ne la prendra qu’à la fin du livre : il n’y a donc pas de véritable urgence à se taire ! Ce qui se présente comme une nécessité – s’interrompre (dans l’espace de l’écriture) pour laisser la Pasionaria parler (dans l’espace de l’univers narré) – est de toute évidence une décision arbitraire, une narrativisation fictive d’un choix narratif. Cette figure rhétorique affirme ainsi, au niveau de la fiction, une relation impossible entre narrateur et personnage (le narrateur n’est pas présent à la réunion, seul le personnage l’est), et insiste du même coup sur l’arbitraire de l’auteur, sur son pouvoir de décision. Il y a donc une mise en scène de la position d’auteur, de son contrôle sur le déroulement du récit.

Ensuite, il apparaît qu’à ce moment crucial le « je » se retransforme en « tu ». Mais, contrairement aux exemples précédents, où l’ouverture ou la fermeture d’une parenthèse symbolisait le changement de personne, et donc de statut narratif, ici le « je » est contenu dans une parenthèse qui s’ouvre et se referme immédiatement – pour laisser ensuite le « tu » le remplacer au premier plan du récit. Le je de « je ne me trouve pas » est ainsi isolé : distingué du je narrateur autobiographique précédent (« je n’ai pas le temps »), il est désigné et immédiatement nié comme je de personnage. Désigné dans sa différence avec ce qui précède, nié dans sa différence avec ce qui suit (le « tu »). Le fait que la parenthèse se referme suggère aussi que le récit a terminé d’osciller d’une personne à l’autre : ce « tu » n’est pas provisoire, il marque un retour au « tu » du début du chapitre, au niveau premier de la narration. C’est le « tu » qui convient pour ce retour au personnage, dans la situation narrative initiale, face à la Pasionaria.

Enfin, la logique de cette transition repose sur la même hypothèse que précédemment : « tu ne te trouves pas ici dans un roman ». Ici, le discours implicite est : si l’on se trouvait dans un roman, l’on pourrait approfondir le thème, faire attendre la Pasionaria pendant que l’on se souvient d’une chose, puis d’une autre ; mais puisque ce n’est pas un roman, on ne peut pas la faire attendre. Cependant, c’est bien ce qui vient de se passer : la Pasionaria attend depuis vingt pages, depuis le début du chapitre. De plus, s’il faut apparemment revenir à la Pasionaria, c’est en vertu d’une convention romanesque, selon laquelle le rythme de la narration serait déterminée par l’action narrée. De ce point de vue, le texte fait encore une fois exactement le contraire de ce qu’il dit sur lui-même, au moment même et par l’acte même de le dire (de dire le contraire). Une anti-mise en abyme, si l’on veut : le texte se reflète, se représente de manière inversée, en négatif.

Le retour au tu s’accompagne donc de deux phénomènes distincts : au niveau de la narration, c’est un retour à la situation de départ, au récit de ce qui était présenté comme des Mémoires, ou une autobiographie, en tout cas un texte qui représente des événements réels du passé ; au niveau de la définition générique, telle que le texte la met en jeu (non telle qu’elle est décrite, mais telle qu’elle se fait), c’est une affirmation de la forme romanesque, de ses libertés et de sa volatilité. La fin du chapitre vient confirmer cette prééminence apparente du roman : tu est de retour à la réunion du comité exécutif, dans un château. Ce château a un parc. « Ce parc pourrait à son tour te rappeler d’autres parcs. » (AFS30).

‘Mais bref, pas plus que tu ne te trouves ici dans un roman, tu ne vas te mettre à évoquer avec tristesse tous les parcs qu’étrangement pourrait te rappeler celui-ci [...] Tu ne vas chercher à nouveau à te faire mousser avec on ne sait quelles trouvailles littéraires, jouant de toutes les possibilités qu’offrent les marche avant et arrière de la mémoire. (AFS30)’

On retrouve ici le tu en position de narrateur (qui pourrait « évoquer avec tristesse tous les parcs »), ainsi qu’en position d’auteur potentiel (qui pourrait « chercher à nouveau à [s]e faire mousser avec on ne sait quelles trouvailles littéraires »). Remarquons que, si ce tu se laissait aller à sa pente naturelle, ce serait « à nouveau » : rétrospectivement, le tu semble prendre en charge les mouvements passés du récit. Pourtant, le « tu » n’apparaissait pas auparavant dans ce contexte : avoue-t-il ici être l’unique auteur/narrateur du récit ? Il faut peut-être renoncer à modéliser tout ce système de rapports entre je et tu... En tout état de cause, dans ce passage le tu se retient de retomber dans le roman, se force à ne pas décrire les parcs, pour rester dans la réalité de sa présence à la réunion du comité exécutif.

A ce stade, on s’attendrait donc, selon une certaine logique de la contradiction, à ce que suivent plusieurs pages de description de ces parcs. Mais le récit demeure au contraire au niveau de la réunion, pendant plusieurs paragraphes, jusqu’au moment où sont évoqués les camarades absents :

‘Manquait également Simón Sánchez Montero, mais pour d’autres raisons. Simón se trouvait au pénitencier del Dueso depuis qu’on l’avait à nouveau arrêté, une nuit de juin 1959.
A la pensée de Simón et de cette nuit de juin te revient alors en mémoire le numéro cinq de la rue Concepción Bahamonde. (AFS31)’

Or, le numéro cinq de la rue Concepción Bahamonde sera, immédiatement après, le titre du deuxième chapitre, son centre narratif autour duquel, bien entendu, d’autres souvenirs ou digressions s’organiseront, lançant le récit sur une orbite qui ne reviendra à la réunion, pour conclure, que dans les dernières pages du livre. Ne pas décrire les parcs n’était donc qu’une façon de détourner l’attention : la contradiction arrivait à grands pas, et une contradiction d’ampleur inégalée jusqu’ici, puisqu’elle inclut le reste du livre dans une structure romanesque. A l’intérieur de cette structure, il y aura de nouveau des variations narratives et génériques, mais les observations rassemblées à la lecture de ce premier chapitre résument, je crois, l’essentiel du phénomène (il serait d’ailleurs impossible de le décrire dans son intégralité).

Notes
151.

Voir le chapitre I.