« L’objectif ne devient objectif que par la communication »

La construction d’une sextuple figure narrative (jouant à la fois sur l’axe auteur-narrateur-personnage et sur la dualité je/tu) constitue une extrapolation du principe de mise en abyme interne au je mis illustré par Gide dans Paludes. C’est ici un triple je/tu qui lance et relance la dimension méta-romanesque dans un jeu de miroirs apparemment sans fin. Ce dialogue méta-romanesque interne à la narration renouvelle également le jeu des antiphrases observé dans L’Algarabie : que ce soit au sujet du statut générique du texte ou de la relation entre le je et le tu, le discours méta-narratif se contredit lui-même, est contredit également par la performance proposée par le texte. L’entrelacs narratif et auto-interprétatif ainsi créé vise, dans ce chapitre, à mettre en scène l’établissement du texte selon les règles de divers genres littéraires en même temps qu’à le déconstruire. Plusieurs hypothèses génériques contradictoires sont proposées, éventuellement en se niant elles-mêmes, pour n’aboutir à aucune certitude, mais au contraire à un questionnement dynamique, intensifié par le récit. Le lecteur est poussé à se poser la question du genre, mais ne pourra pas conclure et devra poursuivre sa lecture dans cette interrogation, dans cette coexistence imaginaire de plusieurs genres qui font un seul et même texte – tout comme il y a plusieurs narrateurs qui sont une seule et même personne.

Mais il ne faut pas oublier que tout cela fait partie du récit, fait partie de la mise en scène. Au-delà des divers narrateurs et des figures d’auteurs, fictif ou réel, qui leur correspondent, ces procédés narratifs considérés dans leur ensemble désignent l’auteur de tout cela. Semprun, qui joue avec ses identités diverses, avec les différents projets d’écriture qu’il entend cumuler. Projeter ainsi une figure d’auteur qui est l’architecte de ce labyrinthe est le seul moyen de s’y retrouver, pour le lecteur. D’un point de vue textuel, tous ces multiples moments méta-narratifs, quel que soit leur statut à l’intérieur du texte, désignent plus ou moins directement la figure de l’auteur réel : la pensée qui organise, ses motivations telles qu’elle se révèlent dans cette organisation, sont lisibles à travers tous les jeux, constituent en dernière instance leur enjeu. La mise en scène de l’auteur est ainsi un outil, un procédé rhétorique par lequel le texte s’ouvre à une lecture réflexive, l’anticipe en travaillant à échapper à toute définition univoque. Le lecteur est appelé à rester en éveil, à faire de sa lecture un questionnement (actif) plutôt qu’une réception (passive). Les variations temporelles dans l’ordre du récit s’inscrivent dans une mise en scène de l’auteur particulièrement complexe (mêlant à chaque niveau, auteur narrateur et personnage, un je et un tu qui se font face, dialoguent et échangent de place) à travers laquelle est interrogé le statut générique d’un livre qui est à la fois roman, autobiographie, Mémoire, essai152.

Dans ce contexte, au-delà d’une définition générique qui persiste à se refuser au lecteur, c’est la relation entre auteur et lecteur établie dans l’acte de lecture qui est mise en avant. Face aux multiples figures de l’auteur/narrateur/personnage, le lecteur doit s’inclure dans la réalisation performative du texte. En effet, en multipliant les figures narratrices et les définitions génériques, dans un jeu où les antiphrases multiples dépolarisent la valeur de vérité du discours explicite153 du narrateur, Semprun présente et représente un texte refusant de s’objectifier. Comme l’écrit Emmanuel Levinas : « En parlant je ne transmets pas à autrui ce qui est objectif pour moi : l’objectif ne devient objectif que par la communication. »154. Ainsi, dans l’écriture de Semprun, les auto-interprétations contradictoires que le texte donne de lui-même constituent un appel à communication, une représentation de la communication entre auteur et lecteur nécessaire pour que le texte acquière son sens, devienne un objet de témoignage155. Les deux éléments essentiels à ce phénomène sont d’une part la fragmentation de la voix narrative, qui désigne ainsi son origine unique et met en place une personne, non directement textuelle et objective mais impliquée par le texte comme subjectivité, d’auteur ; d’autre part la déconstruction du processus interprétatif et objectifiant par lequel un livre est normalement défini (dans ce cas précis comme appartenant à un genre littéraire spécifique), afin de situer la signification centrale du texte dans un acte de lecture active, de communication dynamique, plutôt que dans un contenu objectif déjà présent tel quel dans le langage écrit.

En conséquence, le lecteur est appelé à construire, en dialogue avec l’auteur mis en scène qui se tient en amont du texte écrit, son propre parcours interprétatif. De ce point de vue, Semprun exige de son lecteur une attitude critique156 : la vérité du témoignage, à plus forte raison dans le roman, n’est pas un contenu à recevoir passivement (même si le texte a aussi une valeur informative), mais un processus actif par lequel le lecteur s’engage dans l’acte de représentation et d’interprétation des événements historiques. Le lecteur répond ainsi à l’appel de l’auteur dans ce qui est, en dernière instance, la « relation irréductible » et la « situation ultime » de l’écriture du témoignage : le « face-à-face »157 de la relation éthique décrite par Levinas. Face-à-face qui débute dans une situation inégale, puisque l’auteur a d’abord tout contrôle sur l’élaboration du matériau textuel qui sert de support à la communication, mais ce déséquilibre est peu à peu corrigé par l’indéfinition volontaire des éléments de contrôle : voix et structures narratives, règles du genre.

C’est sans doute le sens d’une affirmation qui serait pour le moins surprenante, si l’on se contentait de la comparer à l’omniprésence narrative de son énonciateur : « Un mot pour rappeler une phrase de Claude-Edmonde Magny dont les effets sont décisifs sur mon travail d’écrivain. ‘Nul ne peut écrire’ a-t-elle dit, ‘s’il n’a pas le cœur pur, c’est-à-dire s’il n’est pas assez dépris de soi...’. Je m’y efforce »158. Etre « dépris de soi » ne semble pas au premier regard la principale caractéristique d’un écrivain dont la vie, la voix, les opinions imprègnent tout le travail d’écriture. Dans le contexte qui nous occupe, cependant, c’est bien à un effacement de soi qu’aboutissent les multiples postures narratives et auto-représentatives de Semprun. Effacement qui permet la communication entre l’auteur et le lecteur, plutôt qu’une relation dominée par la toute-puissance de l’auteur159.

Dans ce sens, la possibilité de « transmettre partiellement la vérité du témoignage » (EV26) ne repose pas sur un acte de langage dénué de procédés rhétoriques (transparence absolue et illusoire), mais au contraire sur la multiplication desdits procédés à tel point qu’ils désignent un au-delà de la rhétorique. Le face-à-face de la relation éthique repose ainsi sur des structures narratives qu’il dépasse cependant par nature, se situant hors du texte. De ce point de vue, sa description par l’analyse textuelle est vouée à rencontrer une limite, où elle ne pourra que suggérer ce qui la dépasse. Pour explorer ce phénomène, observons, à l’aide des outils de lecture développés jusqu’ici, la mise en scène de l’auteur dans un chapitre de Quel beau dimanche.

Notes
152.

« Mais au fait, la question [générique] a-t-elle un sens ? », demande à ce sujet Guy Mercadier, voir « Federico Sanchez et Jorge Semprún : une autobiographie en quête de romancier », in L’autobiographie dans le monde hispanique, Actes du Colloque International de la Baume-lès-Aix, mai 1979, Université de Provence.

153.

Tout à fait indépendamment de la valeur de vérité du récit.

154.

Emmanuel Levinas, Totalité et Infini : Essai sur l’extériorité, Dordrecht, Kluver Academic Publishers,1961, p. 185.

155.

Si Autobiographie de Federico Sánchez ne concerne pas principalement l’expérience concentrationnaire, ce texte participe pourtant de la problématique du témoignage. D’une part, il est essentiel à l’image de soi comme écrivain élaborée par Semprun pour le témoignage. D’autre part, les « trouvailles littéraires » (AFS30) qui y sont présentées contribuent à la recherche d’un roman de l’histoire sur lequel repose le projet de témoignage.

156.

Qu’il réclame parfois non sans humour : « Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est Lénine : imbécile fini, dont on ne peut rien espérer, celui qui croit les gens sur parole. » (AFS141).

157.

Ibid., pp. 52-53 (pour ces trois formulations).

158.

Préface à la réédition de la Lettre sur le pouvoir d’écrire, Claude-Edmonde Magny, première édition Seghers 1947, réédition Climats 1993. Semprun est le dédicataire de ce texte.

159.

Dans un sens, affirmer « je suis le rusé Dieu le père de tous ces fils » (QBD110), c’est déjà s’interdire de l’être (d’être un narrateur omniscient). Un Dieu ne peut que dire « je suis », se définir est déjà se réduire.