2) Mise en scène de l’auteur et éthique du témoignage dans Quel beau dimanche

« Barizon est sur la place d’appel »

Chaque chapitre de Quel beau dimanche correspond, dans la structure chronologique d’ensemble du livre, à une heure de la journée, un dimanche à Buchenwald.

Le chapitre « Deux » se situe ainsi à cinq heures du matin, au moment de l’appel. Le chapitre s’ouvre (59-60) et se clôture (125-127) dans cet espace-temps narratif, qui revient également à deux reprises (91-96, 100-106). Pour décrire schématiquement l’organisation de ce chapitre, nous appellerons ce niveau narratif le niveau I. Il est narré à la troisième personne, selon le point de vue du personnage, Fernand Barizon.

Cette scène de l’appel présente une continuité linéaire qui traverse le chapitre, mais la durée contenue dans cette linéarité est réduite à son minimum : « Fernand Barizon est sur la place d’appel. » (59) ; « Barizon est sur la place d’appel de Buchenwald. » (91) ; « Fernand Barizon est sur la place d’appel. » (100) ; « [...] annonce la fin de l’appel. » (125) ; « L’appel est terminé. » (127). On retrouve donc à ce niveau le procédé narratif déjà observé160, qui consiste à immobiliser, à figer artificiellement les personnages le temps que le récit digresse, sous forme de souvenirs ou non, au conditionnel ou non, puis revienne à son propos initial.

Le deuxième espace-temps narratif principal du chapitre consiste en un voyage de Paris à Prague en 1960, qu’effectue le narrateur en compagnie de Barizon. Cet espace-temps revient à huit reprises (61-63, 66, 67-68, 71-73, 89-90, 106, 110-114, 117-118, 122-125). Nous l’appellerons le niveau II. Il est narré selon le point de vue du narrateur, à la première personne.

Ce niveau présente également une linéarité chronologique à laquelle s’ajoute la linéarité spatiale du voyage. En comparaison avec le niveau I, le mouvement de Paris vers Prague en passant par Nantua et Genève s’oppose à l’immobilité de Barizon sur la place d’appel, tandis que les dialogues et repas contrastent avec la morosité de l’univers carcéral. Pourtant, l’action est encore relativement réduite, au regard des digressions auxquelles ce niveau sert de support.

Car entre ces deux niveaux linéaires parallèles sont intercalés une multiplicité d’épisodes, qui mêlent le souvenir personnel et le discours historique et politique : le récit de Manuel Azaustre à Madrid en 1960 (68-71) à l’intérieur duquel est enchâssé un aperçu historique du camp de Mauthausen, (69-70) ; des vacances en Russie en 1960 (73-84), dans lesquelles s’insèrent deux épisodes sur Kolomiez aux Ve et VIe Congrès du PCE, soit en 1954 et 1960 (75-78) ; un passage en 1945, boulevard Saint-Germain et à Montparnasse (85) ; deux entrevues avec Szekeres et Robert A. en 1949 (86-89) ; une réunion de parti de Fernand Barizon agrémentée d’une scène érotique en 1929 (96-98) ; le même Barizon en 1936 (99-100) ; des moments de la Résistance, soit entre 1942 et 1944 (106-109) ; un commentaire méta-narratif qui s’affranchit momentanément de tout espace-temps (110) ; une intrusion dans le présent de l’écriture, « aujourd’hui », au sujet de la Russie (selon une problématique déjà évoquée à travers le niveau I (104-105) et lors du récit de vacances) (116-117) ; un passage de la frontière franco-espagnole à Bayonne en 1953 (118) ; et enfin des souvenirs de l’exil en 1936 et 1937 (118-122).

Cette liste, destinée à donner un aperçu de la structure d’ensemble du chapitre, n’est pas seulement fastidieuse (et fascinante ?): elle est aussi inexacte. L’échelle des références aux différents niveaux de narration peut en effet devenir si réduite qu’elle en défie la compulsion classifiante. Davantage que d’une structure formelle stricte, qui serait essentielle à la compréhension d’une intrigue par exemple, ces enchâssement narratifs tendent, dans la lecture, à brouiller les frontières entre les divers niveaux temporels, pour les rassembler dans un parcours de mémoire partagé entre le narrateur et le lecteur161. Pour un regard analytique162, en revanche, ils permettent d’approcher, dans une certaine mesure, la manière dont Semprun construit son récit, ses intentions structurelles et, on va le voir, le rôle qu’y joue la mise en scène de l’auteur.

En effet, tous ces changements de niveau narratif s’organisent selon un principe de succession récurrent : la quasi-totalité des digressions hors des niveaux I et II se trouve enchâssée entre des passages de niveau II – selon la formule (II, x, II). Une seule de ces digressions, au centre du chapitre, est enchâssée entre des passages de niveau I – selon la formule (I, x, I). A cette exception près, il faut donc que le récit, qui débute au niveau I, passe par le niveau II pour sortir de la linéarité et s’épanouir dans la multitude des digressions : la formule générale du chapitre selon ces termes donne ainsi : (I, II, x, II, I). En restituant l’ensemble des variations autour des deux niveaux linéaires, la structure du chapitre se présente sous la forme symétrique :

(I, II, x, II, x II, x, II, I, x, I, II, x, II, x, II, x, II, I)

La multiplicité d’abord déconcertante des changements de niveau narratif répond donc à une logique formelle fondée sur des règles de succession entre les différents niveaux. Ceux-ci, comme on l’a vu, sont définis par leur cadre spatio-temporel, mais aussi par le point de vue narratif qui s’y développe : les épisodes de niveau I sont à la troisième personne, selon le point de vue de Barizon, ceux de niveau II à la première personne, selon le point de vue du narrateur. Les digressions narratives ou discursives (représentées par des « x ») sont quant à elles assumées par la première personne du narrateur, portées par sa mémoire et les associations qu’il établit entre les divers épisodes – à l’exception notable de la digression centrale (96-100, notée par un « x » en italiques) qui est du point de vue de Barizon, est portée par ses souvenirs à lui.

Ainsi, la logique des changements de niveaux narratifs s’organise autour d’une opposition entre le « je » du narrateur et le « il » qui désigne Barizon. Le point de vue de l’un ou de l’autre détermine la succession des épisodes, et l’espace de récit ou de discours qu’il permet d’atteindre. Le récit ne peut passer directement du point de vue de Barizon, à l’intérieur du camp, aux souvenirs ou commentaires du narrateur, sans une transition narrative par le niveau II, où Barizon et le narrateur se rencontrent, sont face-à-face. Il y a ainsi une distinction claire, structurellement exprimée, entre ce qui peut se dire au sujet de l’autre, à partir de la rencontre, de ce que l’on sait de l’autre, et ce qui peut se dire au sujet de soi, à partir de soi. L’unique exception centrale met en exergue un moment où la narration se développe à partir de la subjectivité du personnage, pour illustrer à la fois la possibilité de témoigner pour l’autre, grâce aux techniques du roman163, et la difficulté éthique que cela entraîne, la nécessité de limiter l’usage de cette technique, de l’encadrer de précautions narratives qui mettent en scène la subjectivité du narrateur, l’organisation subjective, personnelle, de la narration.

Notes
160.

Cf. Chapitre I, « Dans l’ordre les choses sont indicibles » et Chapitre II, « Avions-nous inventé Hans ? ».

161.

De la même façon qu’au niveau du livre entier la trame chronologique des heures du dimanche à Buchenwald est souvent oubliée par le lecteur et devient le contrepoint minimal d’une narration qui l’absorbe.

162.

Qui considère les « illuminations de la mémoire » (AFS11) comme des procédés narratifs, cf. Chapitre I, « Non pas son articulation, mais sa densité ».

163.

Et, le lecteur s’en aperçoit à la lecture des dialogues de niveau II, à partir de ce que le narrateur sait vraiment de Barizon, de ce que Barizon lui a révélé de lui-même.