« Si je racontais ma vie »

Le statut changeant du je est souligné plus loin par d’autres interventions du narrateur-auteur. L’une d’entre elles, en particulier, renouvelle un procédé narratif observé dans Autobiographie de Federico Sánchez, pour aboutir à un détail significatif. Cela débute par une hypothèse sur le propos du récit, c’est-à-dire également sur son statut générique :

‘Si je racontais ma vie, au lieu de narrer plus simplement, plus modestement aussi, un dimanche d’antan à Buchenwald, voici l’occasion rêvée de faire une digression – sans doute touchante, peut-être même brillante – sur la ville de Genève. Car c’est à Genève qu’a commencé l’exil, pour moi (QBD118)’

Comme le voyage de Paris à Prague, qui passait par Nantua, s’est poursuivi, nous sommes à présent à Genève. Ce serait donc « l’occasion rêvée » pour un passage autobiographique, raconter sa vie, si le propos du récit n’était de raconter « un dimanche d’antan à Buchenwald », c’est-à-dire un récit de témoignage. Certes, ce n’est pas vraiment de Genève qu’il va s’agir, mais bien de l’exil, car les pages suivantes, autobiographiques, relatent le début de l’exil dans la ville de Bayonne, puis dans le « petit village béarnais » (QBD119) de Lestelle-Bétharram. L’hypothèse « si je racontais ma vie » se réalise malgré le conditionnel ; pas de surprise jusque-là.

Quelques pages plus loin, l’hypothèse est répétée pour relancer le récit :

‘Mais si j’étais en train de raconter ma vie au lieu de raconter un dimanche à Buchenwald [...] je serais bien obligé d’avouer que la chose la plus importante de mon séjour à Lestelle-Bétharram [...] a été la lecture de Belle de jour, de Joseph Kessel. (QBD121)’

Bien entendu, l’aveu suit immédiatement. Semprun raconte sa découverte de la sexualité adolescente, accompagnée de la lecture « passionnée et pédagogique » (QBD121) de Belle de jour. Le narrateur, cependant se trouble quelque peu de l’impudeur de cette confession :

‘Sans doute n’est-ce pas très convenable. D’ailleurs, l’enfant de Lestelle-Bétharram, devenu plus tard le Narrateur de cette histoire [...], d’ailleurs le Narrateur a-t-il eu pour impulsion première la tentation d’oublier cet épisode, de censurer une nouvelle fois le souvenir de la lecture de Belle de jour. (QBD121-122)’

Sous couvert d’évoquer la tentation de l’autocensure, au sujet d’un épisode intime, cette phrase établit une forme de pacte autobiographique, en affirmant l’identité de « l’enfant de Lestelle-Bétharram » et du « Narrateur ». Ce « Narrateur » avec un N majuscule, que nous avons déjà rencontré dans L’Algarabie, correspond à ce que j’appellerais l’auteur mis en scène : incarnation présente d’un je passé (« l’enfant »), il est le Je écrivant, dans lequel sont rassemblés les divers je narrants et personnages, objectivisé en une troisième personne capitale. C’est celui en moi qui écrit, qui est distinct du moi dans la mesure où il en projette une image publique, sujette à l’autocensure. Dans le passage qui suit, où les raisons de cette autocensure passée sont expliquées, la vérité rétablie, ce « Narrateur » prend en charge le point de vue du présent de l’écriture, tandis que « je » réapparaît comme personnage d’enfant : « je l’avait tout simplement subtilisé, au hasard, mais avec une prescience remarquable, dans la bibliothèque de la famille Soutou » (QBD122).

Immédiatement après, les digressions introduites par « si je racontais ma vie » s’achèvent par le retour de plusieurs autres je :

‘Mais je suis à Genève, en 1960, et je ne raconte pas ma vie, c’est-à-dire la vie de cet enfant de treize ans que je suis finalement devenu, en retrouvant le souvenir trouble et prodigieusement foisonnant du roman de Kessel. Je raconte un dimanche à Buchenwald, en 1944, et accessoirement, un voyage de Paris à Prague, en 1960, en passant par Nantua, Genève et Zurich, avec plusieurs haltes de longueur indéterminée dans ma mémoire. Dans la mémoire, plutôt, de ce Sorel, Artigas, Salagnac, ou Sanchez, que je suis finalement devenu, de façon aussi plurielle qu’univoque. (QBD122, je souligne)’

Le récit revient à Genève en 1960, dans un présent fictif porté par le je personnage, pour s’échapper aussitôt vers le présent de la narration, porté par le je narrateur qui « ne raconte pas [sa] vie ». Cela, bien entendu, est à la fois vrai et faux, positif et négatif : dans ce cas, « je » racontait sa vie jusqu’au moment où il dit « je ne raconte pas ma vie » et passe à autre chose. La distinction entre les deux « je » (« je suis à Genève, en 1960 » et « je ne raconte pas ma vie ») est claire puisque, rappelons-le, « j’écris ceci quinze ans après », c’est-à-dire en 1975.

Le troisième « je », celui de « cet enfant de treize ans que je suis finalement devenu », est encore d’une autre nature. « Je » est devenu cet enfant de treize ans « en retrouvant le souvenir » de sa lecture de Kessel, c’est-à-dire dans le récit qui vient d’en être fait. C’est donc un je personnage au passé, par rapport au temps du récit : je personnage était cet enfant de treize ans pendant le récit de cette époque, à présent je personnage est à Genève en 1960, tandis que je narrateur met en abyme l’écriture de ces divers je, à travers le fait de raconter ou non sa vie. Le verbe « devenir », inscrit dans la succession des je, indique une transformation imaginaire du je narrateur en divers je personnages, selon les tours et détours du récit.

Plusieurs de ces je sont d’ailleurs nommés immédiatement après : « Sorel, Artigas, Salagnac, ou Sanchez » sont tous des pseudonymes utilisés par Semprun dans sa vie de résistant ou de militant, et réutilisés comme personnages littéraires169. La définition qu’en donne Semprun résume bien la nature de leur relation avec le Narrateur: « de façon aussi plurielle qu’univoque » (je souligne), cela signifie qu’ils sont plusieurs personnages unis dans une seule voix. Si le je narrateur est mouvant, devient provisoirement, et imaginairement, chacune de ces incarnations, ses diverses formes se rapportent toutes à un Narrateur, ou à l’auteur, bref, à la personne unique de Semprun, à la voix unique qui, malgré ou à travers toutes les voix narratives, s’exprime dans ce récit.

Là encore, le récit s’affirme comme performance : le fait de mettre en scène ces différentes voix narratives, leur union dans un Narrateur « univoque », n’est pas un discours méta-romanesque statique, significatif en lui-même, mais une manière de modifier le récit, de lui donner une densité ou une substance spécifique. La mise en scène de l’auteur n’est pas une représentation de soi narcissique : son effet sur le récit de témoignage est au contraire de situer l’enjeu du récit au-delà d’une désignation objectivante et monolithique du vécu ou des opinions qui le restructurent, de viser un Dire au-delà du Dit (Levinas). Cette ambition est ainsi centrée sur la question de la personne narrative en ce qu’elle dépend d’une conception du sujet, et d’un rapport à l’autre, spécifiques :

‘Le sujet du Dire ne donne pas signe, il se fait signe, s’en va en allégeance. L’exposition a ici un sens radicalement différent de la thématisation. L’un s’expose à l’autre comme une peau s’expose à ce qui la blesse, comme une jour offerte à celui qui frappe. En deçà de l’ambiguïté de l’être et de l’étant, avant le Dit, le Dire découvre l’un qui parle, non point comme un objet dévoilé à la théorie, mais comme on se découvre en négligeant les défenses, en quittant l’abri, en s’exposant à l’outrage – offense et blessure.170

En opposition à la « thématisation », par laquelle la communication peut se réaliser concrètement, Levinas définit l’ « exposition » comme un acte de dévoilement « en deçà » ou « avant » la constitution de l’objet. « En deçà » ou « avant » auquel la mise en scène de l’auteur renvoie le lecteur, comme la mise en abyme qui est son origine suggère, fait imaginer abstraitement l’« en deçà » du récit, découvre la relation de représentation originelle à travers la relation seconde entre l’œuvre et sa propre image qu’elle contient. Ici, c’est la nature première du sujet, son existence comme subjectivité antérieure à l’objectivation textuelle, qui est désignée. « Le Dire où le sujet le parlant s’expose à autrui, ne se réduit pas à l’objectivation du thème énoncé : qu’est-ce qui est donc venu blesser le sujet pour qu’il expose ses pensées ou s’expose dans son Dire ?! »171. La double ponctuation interrogative et exclamative de Levinas prend sens dans le cas de Semprun et de la littérature de témoignage par la blessure originelle, la présence de la mort au centre du projet d’écriture, qui définit la constitution du récit. A travers une représentation de soi qui dévoile les modes d’existence narrative du sujet, Semprun attire le lecteur dans l’espace du Dire, dans un « en deçà » du Dit où nous projette la multiplication des dits.

Notes
169.

Nous avons ainsi rencontré Artigas dans L’Algarabie, Sanchez dans son Autobiographie, et Sorel est présenté un peu plus loin dans Quel beau dimanche, page 107.

170.

Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1978, p. 63. Remarquons à cette occasion que Semprun raconte, dans Adieu, vive clarté..., avoir fréquenté enfant la librairie de Martinus Nijhoff à La Haye (AVC58, entre autres). Peut-on voir dans cette évocation une allusion à l’éditeur de Levinas ?

171.

Ibid., p. 105-106.