« Comme si je cessais d’être moi, d’être Je »

Un peu plus tôt dans le chapitre, l’un des pseudonymes à peine évoqués était le sujet d’une digression méta-romanesque brillante et pleine d’humour – et d’enjeu :

‘Fernand Barizon, à Buchenwald, m’appelait Gérard.
Mais seize ans après, à Nantua, ça me fait sursauter, que Barizon m’appelle encore Gérard. C’est comme si je cessais d’être moi, d’être Je, pour devenir le personnage d’un récit qu’on ferait à propos de moi. Comme si je cessais d’être le Je de ce récit pour en devenir un simple Jeu, ou Enjeu, un Il. Mais lequel ? Le Il du Narrateur qui tient les fils de ce récit ? Ou le Il d’une simple troisième personne, personnage du récit ? Quoi qu’il en soit, je ne vais pas me laisser faire, bien sûr, puisque je suis le rusé Dieu le Père de tous ces fils et tous ces ils. La Première Personne par antonomase, donc, même lorsqu’elle s’occulte dans la figure hégélienne de l’Un se divisant en Trois, pour la plus grande joie du lecteur sensible aux ruses narratives, quelle que soit par ailleurs son opinion sur la délicate question de la dialectique. (QBD109-110)’

On serait tenté de reprendre la métaphore religieuse de Semprun et de parler d’une Sainte Trinité narrative, où les trois personnes sont à la fois distinctes et n’en font qu’une (c’est ce qu’on appelle un mystère), et de s’en tenir là. Car ce passage, alors même qu’il semble expliquer, désigner les diverses personnes de la narration, les unit dans un même mouvement, passe de l’une à l’autre en cours de phrase d’une manière qui désigne une limite de l’analyse narrative.

« Barizon, à Buchenwald, m’appelait Gérard » : le pronom personnel d’objet désigne le moi passé du narrateur, je personnage à Buchenwald, en 1944. Puis, « seize ans après, à Nantua, ça me fait sursauter » : cette fois-ci « me » est je personnage à Nantua, en 1960. Jusque-là, la distinction est claire, mais le jeu des je ne fait que commencer.

« C’est comme si je cessais d’être moi, d’être Je, pour devenir le personnage d’un récit qu’on ferait à propos de moi. » Le premier « je » n’a pas de raison d’être autre chose que le je personnage de Nantua. Celui-ci peut se sentir désincarné par l’usage d’un pseudonyme, cesser d’être lui-même, devenir un autre. Cependant, s’il cesse d’être « Je », on entre déjà, de manière elliptique, dans le méta-roman : « Je », à Nantua en 1960, est impossible ; le lecteur ne peut concevoir le « Je » que comme je capital de la narration. Immédiatement après, « le personnage d’un récit qu’on ferait à propos de moi » complique encore les choses : cette formulation embraye le discours méta-romanesque, le lecteur sachant que c’est un récit, que je est un personnage (entre autres choses), et reconnaissant un effet de mise en abyme ; mais on peut également la comprendre du point de vue du personnage, soit qu’il utilise le fait d’être « personnage d’un récit » comme métaphore de la désincarnation qu’il ressent à l’usage de son pseudonyme, soit, ce n’est pas impossible, qu’il ait conscience d’être un personnage de récit. Dans ce dernier cas, le discours méta-romanesque serait pris en charge par le personnage, ce qui ne serait pas la même chose qu’un discours méta-romanesque pris en charge par l’auteur mis en scène... et semble illogique !

Progressivement, par la répétition du « Je » dans la phrase suivante, qui se transforme en « Jeu », en « Enjeu », en « Il », le passage s’inscrit bien dans un discours méta-romanesque que vient prendre en charge le « je » de « je ne vais pas me laisser faire », « je suis le rusé Dieu le Père ». Un je d’auteur auto-affirmé, donc, tout-puissant et divin. « Première Personne par antonomase », qui « s’occulte » dans le cours du récit, s’affirme ici dans le méta-récit, se met en scène tout en se refusant à une définition précise (ou non mystérieuse). Ce je d’auteur vient répondre à la double question joueuse : suis-je « le Il du Narrateur » ou « le Il d’une simple troisième personne, personnage du récit » ? Réponse : l’un, l’autre, les deux à la fois et successivement, davantage même. Mais ce je d’auteur est-il le « Je de ce récit » qu’il lui semblait avoir cessé d’être ? Le lecteur tenté par une interprétation systématique doit y renoncer172.

En fin de compte, l’illogisme d’un discours méta-romanesque pris en charge par le je personnage, à Nantua en 1960, puis immédiatement repris par un je « Dieu le Père », se résout par la remarque évidente, mais extra-textuelle, qu’ils ne sont qu’une seule et même personne. En se compliquant à l’extrême, en devenant illogique, le jeu de la mise en abyme se désigne ainsi lui-même, ou pour mieux dire désigne son je, le je qui est à l’origine de tout cela. L’auteur qui, comme tout être humain, est fait de ses incarnations passées, est bien celui qui écrit et se représente. L’accumulation des effets de mise en abyme, de réflexivité narrative – effets qui provenaient du constat qu’il n’y a pas de récit neutre, directement représentatif, que l’artifice est nécessaire à la représentation – désigne un au-delà de l’artifice, la personne à l’origine de ces effets.

Le lecteur, dépassé par la complexité de la structure narrative, revient à l’évidence qu’il s’agit d’un récit écrit par Semprun pour témoigner d’une expérience passée, tout en étant forcé de garder à l’esprit, dans sa lecture, le caractère romanesque de ce récit, la manière toujours changeante dont il représente, et met en scène sa représentation. Le processus est de même nature que la mise en abyme gidienne, qui créait une image de l’auteur ; mais en systématisant à outrance ce processus, Semprun impose sa propre image au-delà du jeu, voire hors du texte : pour établir avec le lecteur la relation éthique du témoignage.

Notes
172.

Le jeu, d’ailleurs, continue : dans le passage suivant, après un vide typographique qui montre bien que l’on avait quitté le niveau narratif de Nantua en 1960, qu’il faut sauter quelques lignes pour y revenir, « Gérard » et « je » coexistent temporairement en une seule incarnation :

- Le camp, dit Barizon. [...] Tu n’as pas l’impression, parfois, que t’as rêvé tout ça ?

Je le regarde.

- Même pas, dit Gérard. J’ai l’impression que c’est un rêve, oui, mais je ne suis même pas sûr de l’avoir rêvé, moi. C’est peut-être quelqu’un d’autre.

Je ne dis pas tout ce que je pense. (QBD110-111)

Le « je » est également une troisième personne, « Gérard », s’exprime sous l’une ou l’autre forme, en alternance – phénomène qui illustre bien le caractère changeant de l’identité du personnage/narrateur.