L’éthique du témoignage et la lecture

La problématique de l’écrit de témoignage s’organise ainsi autour de deux obstacles : d’une part, le témoignage brut, ainsi qu’on l’a vu, s’il peut se prévaloir d’une fidélité photographique à ce que le témoin « croit avoir vécu »174, tend à échouer à « emporter la conviction, l’émotion du lecteur » (EV337). La conséquence, pleinement adoptée par Semprun, est la nécessité de l’artifice, de l’arrangement du récit dans un but de communication. Mais le second obstacle, à ce stade, réside dans le degré de confiance ou d’abandon que doit avoir le lecteur envers l’auteur, si le récit artificiel a vocation d’être accepté comme témoignage.

Dans ce contexte, la mise en scène de l’auteur, autour de laquelle s’organisent les multiples jeux narratifs, invite à une lecture réflexive, fait du texte un objet qui se conçoit comme texte, qui présente ses procédés rhétoriques, ses recours à l’artifice. Le lecteur doit être convaincu, ému, mais de manière active et non selon une réception passive : convaincu et ému tout en réalisant comment le texte parvient à le convaincre et à l’émouvoir. Ou, pour le dire autrement, l’auteur joue de toute son inventivité pour gagner la partie, mais en même temps montre ses cartes et prouve qu’en trichant sciemment, ouvertement, il ne triche pas vraiment – mais exprime par son jeu une relation qui dépasse la forme romanesque, tout en s’y fondant.

La réflexivité du texte, fondée sur la présentation de soi, sur une image méta-narrative de l’auteur en action, aspire à garantir l’honnêteté, la sincérité du témoignage romanesque. Le lecteur ne peut être trompé, car le texte lui rappelle constamment qu’il est une construction kaléidoscopique, qu’il met en scène les divers modes de son ambition à représenter et à dire la vérité du témoignage, appelle par conséquent une lecture active qui s’associe et partage les indécisions, les jeux, l’autocritique littéraire toujours renouvelée du récit.

C’est donc en fin de compte une esthétique de la lecture qui est proposée par Semprun, élaborée à travers tous les artifices d’écriture. Celle-ci requiert, pour être formulée ou du moins suggérée, une conception de la lecture en tant qu’acte, afin de pouvoir décrire la relation d’intersubjectivité qui fonde l’éthique et se situe « en deçà » ou « avant » la thématisation, l’objectivation constitutive du matériau textuel. L’analyse narrative atteint une limite et ce faisant désigne un lieu qui la dépasse (où la précède) et où elle s’inscrit. La distinction entre un objet-texte et un sujet-lecteur tend à s’effacer dans la rencontre de deux subjectivités, le texte devenant un espace mouvant et toujours reconstruit par l’imagination et la multiplicité des niveaux interprétatifs, espace que se partagent l’auteur et le lecteur.

L’invitation ainsi formulée par Semprun à son lecteur, qui situe la relation éthique du témoignage dans le mouvement de la lecture (ou performance du texte), implique de penser la lecture comme phénomène. Dans ce contexte, les observation théoriques de Wolfgang Iser175 vont apporter des éléments de conclusion, en développant une conception phénoménologique de la lecture qui permet de formaliser les termes de la relation éthique appelée par Semprun.

Notes
174.

L’expression, critiquable mais nécessaire pour la question qu’elle pose, est de Marguerite Duras, La douleur, Paris, P.O.L., 1985, Folio p. 82.

175.

Voir The Implied Reader : Patterns of Communication in Prose Fiction from Bunyan to Beckett, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, 1974, chapitre 11, « The Reading Process : A Phenomenological Approach », les citations seront de ma traduction.