Conclusion

Les textes de Semprun conduisent à s’interroger sur l’acte de lecture, sur la nature de l’interaction qu’ils proposent. Dans l’éthique du témoignage qui constitue l’enjeu de la représentation d’un je aux prises avec l’histoire, Semprun exige en effet de son lecteur une attitude de lecture spécifique. Appel adressé à travers les procédés narratifs du roman, et en particulier la mise en scène de l’acte créatif (représentation de soi, invention fictionnelle, principes esthétiques et agencement du récit), qui amène le lecteur à prendre conscience de la subjectivité de l’auteur, ainsi que de la nécessité de faire intervenir sa propre subjectivité dans la réalisation de l’œuvre de témoignage, conçue comme performance.

Dans un sens, cette attitude de lecture est déjà désignée par la méthode adoptée pour les analyses précédentes, qui accompagnent les mouvements du texte de manière tantôt complice, tantôt critique176, afin de s’en approprier le sens et d’en décrire les fonctionnements. De ce point de vue, la théorie phénoménologique de la lecture proposée par Wolfgang Iser, qui va être discutée à présent en rapport avec Semprun, vient à la fois confirmer et clarifier rétrospectivement des choix méthodologiques déjà mis en œuvre. Il ne s’agit pas d’un a priori théorique appliqué aux textes de Semprun, mais bien de la conclusion logique d’un parcours de lecture qui mène à ces réflexions.

Semprun entend-il explicitement illustrer cette conception de la lecture ? Est-elle plutôt une conséquence de choix narratifs effectués à titre personnel, dans la nécessité et l’arbitraire du processus de création ? En quoi cette conception de la lecture est-elle spécifique à Semprun (dans l’interprétation que je vais faire de la théorie d’Iser, et qui rejoint, à un autre niveau, l’éthique de Levinas discutée précédemment) ? Ce potentiel communicatif de la lecture, dans sa relation à l’éthique de Levinas, peut-il être rapproché de formulations morales et politiques (d’une « reconnaissance de l’autre »177 qui fonde l’esprit démocratique) et selon quels termes de correspondance ?

Ces questions informent les remarques qui suivent, et invitent à considérer la discussion théorique comme une ouverture vers des continuations possibles de l’étude et de la lecture de Semprun.

Dans le chapitre de The Implied Reader qui s’attache à décrire l’expérience mentale de la lecture, Iser prend pour point de départ le constat que le texte, dans sa réalisation (Konkretisation) par le lecteur, est une virtualité (ou gestalt) plutôt qu’un objet.

‘La convergence du texte et du lecteur donne son existence à l’œuvre littéraire, et cette convergence ne peut jamais être précisément définie, mais doit toujours demeurer virtuelle, en ce qu’elle ne peut être identifiée ni dans la réalité du texte, ni dans les dispositions individuelles du lecteur.
C’est la virtualité de l’œuvre qui entraîne sa nature dynamique, et celle-ci est à son tour la précondition des effets que l’œuvre produit. (275)’

Le texte est bien doué d’une réalité matérielle observable, mais celle-ci ne prend sens, n’existe vraiment qu’au contact d’un lecteur pourvu de « dispositions individuelles ». Ces dernières déterminent en particulier la signification sociale ou politique qui est donnée au texte, comme on a pu le voir au sujet du réalisme socialiste dans Le grand voyage (où cette signification dépend en partie de la formation politique du lecteur). Dans ce contexte, ce que le texte dit détermine les potentiels de signification qui sont à la disposition du lecteur (il ne s’agit pas d’arbitraire) – mais c’est aussi le cas de ce que le texte ne dit pas :

‘Les aspects non-écrits de scènes apparemment triviales [...] n’attirent pas seulement le lecteur dans l’action, mais l’amènent aussi à remplir les nombreuses ébauches suggérées par les situations données, au point que celles-ci acquièrent une existence autonome. Mais tandis que l’imagination du lecteur active ces « ébauches », celles-ci à leur tour vont influencer les effets de la partie écrite du texte. Ainsi débute tout un processus dynamique : le texte écrit impose certaines limites sur les implications non écrites pour les empêcher de devenir trop imprécises et floues, mais en même temps ces implications, élaborées par l’imagination du lecteur, situent la situation donnée sur un arrière-plan qui lui confère une signification bien plus large que ce qu’elle aurait pu sembler posséder d’elle-même. [...] Ce qui constitue la forme n’est jamais nommé, encore moins expliqué dans le texte, même s’il s’agit bien du produit final de l’interaction entre texte et lecteur. (276)’

C’est dans cet intervalle entre ce que le texte dit et ce qu’il ne dit pas, et où l’imagination (guidée) du lecteur vient s’inscrire, que se situe le Dire de Levinas dans l’œuvre littéraire : dans une exposition en deçà de la thématisation, comme on l’a vu au chapitre précédent. Le « produit final de l’interaction entre texte et lecteur » est cette relation au dit et au non-dit dont l’équilibre révèle la présence de l’auteur et permet la rencontre intersubjective. Ce que le texte fait pour le lecteur sans le dire, ou même parfois en opposition à ce qui est dit explicitement dit (comme on l’a observé chez Semprun), correspond à ce que j’ai appelé la performance du texte.

C’est la nature de cette performance, ses structures de fonctionnement, qu’il s’agit de décrire si l’on veut comprendre la relation qu’elle entretient entre texte et lecteur et, en deçà, entre auteur et lecteur. Iser débute cette description à l’aide de la notion de corrélations phrastiques intentionnelles d’Ingarden. Celle-ci décrit les associations qui relient les phrases d’un texte comme « moins concrètes que les affirmations, assertions et observations » (277) qui sont explicitement énoncées. Le lecteur adopte les perspectives impliquées par l’énonciation, mais met ces perspectives en rapport les unes aux autres d’une manière qui dépasse « ce qui est de fait dit » (277). « En tant qu’affirmations, [les phrases] sont toujours des indications de quelque chose en attente, dont la structure est anticipée par leur contenu spécifique » (277). Iser situe dans ce phénomène la « qualité spécifique des textes littéraires » (277) qui fait émerger un contenu, « en perpétuelle modification » (278), de l’expérience de lecture. Ce contenu n’est pas énoncé dans le texte, mais provient de l’interaction du texte et de l’imagination du lecteur. De plus, il est fondé sur une anticipation des structures à venir, qui sera confirmée ou modifiée par la suite, dans un double mouvement de lecture à la fois prospectif et rétrospectif.

La proportion dans laquelle le texte confirme ses propres anticipations détermine en partie, selon Iser, sa qualité littéraire :

‘Etrangement, nous ressentons tout effet de confirmation – tel qu’on l’exige implicitement des textes explicatifs, car l’on se réfère aux objets qu’ils ont pour fonction de présenter – comme un défaut, dans un texte littéraire. En effet, plus un texte individualise ou confirme une attente qu’il a précédemment suscitée, plus nous prenons conscience de son but didactique, qui nous permet tout au plus d’accepter ou de refuser la thèse qui nous est imposée. (278)’

De ce point de vue, l’interaction des personnages typiques dans l’esthétique réaliste socialiste, qui relève en effet d’un « but didactique », fonctionne d’autant moins que leurs relations se réduisent à une confirmation des attentes précédemment mises en place178. Si les caractéristiques et les situations de ces personnages sont déterminées de manière univoque par une idéologie politique stable et assurée, non critique, la participation du lecteur se réduit à une acceptation ou un refus des arguments politiques proposés. Or, si le lecteur ne s’implique pas davantage dans la constitution du texte, tout le fonctionnement de l’œuvre littéraire, comme interaction du texte et de l’imagination du lecteur, est menacé. Dans cette mesure, un jugement de la qualité du texte littéraire fondé sur le degré d’autonomie qu’il assigne au lecteur dans la constitution du sens, autonomie à laquelle s’oppose la surdétermination idéologique du récit, semble justifié179.

Cette ouverture du texte à une « perpétuelle modification » par le lecteur confirme la nature à la fois créative et déterminée de l’acte de lecture. En ce sens, « le lecteur, en établissant ces interrelations entre passé, présent et futur, conduit le texte à révéler ses multiples potentiels associatifs » (278). Iser nuance cette affirmation en précisant que « ces associations sont le produit de l’esprit du lecteur qui travaille sur le matériau brut du texte, bien qu’elles ne soient pas le texte lui-même – car celui-ci n’est fait que de phrases, affirmations, information, etc. » (278). Cependant, dans le cas de Semprun, il est frappant que le récit propose déjà, de par sa structure narrative qui bouleverse l’ordre temporel, un parcours entre passé, présent et futur dont l’organisation répond à une logique associative180. Quoique ce parcours n’annule pas celui du lecteur, ce dernier lisant toujours selon sa propre subjectivité à l’intérieur de ces structures narratives, les récits de Semprun présentent déjà leur propre acte de lecture, qui est une lecture de soi et de l’histoire.

De ce point de vue, Semprun représente le fonctionnement de la lecture et se montre lui-même comme lecteur autant que comme personnage, narrateur et auteur. Les nombreuses lectures (citations) poétiques, philosophiques, historiques proposées par Semprun ne sont donc pas qu’un ajout, qu’une inscription dans un univers culturel, mais prennent place au contraire dans un récit qui est tout entier lecture. Il n’est ainsi pas surprenant que le lecteur critique soit troublé, comme on l’a vu en introduction, par la possibilité de répéter ou reproduire la démarche réflexive de l’auteur (Semilla Durán). Semprun est en effet déjà lecteur, dans la substance même de ses récits, un lecteur qui en invite d’autres à se joindre à lui pour explorer ses expériences personnelles, les événements historiques, d’autres interprétations ou lectures de ceux-ci qui peuvent se multiplier à l’infini, comme c’est le cas dans toute lecture.

Sur ce point, la nuance apportée par Iser ne correspond pas aux textes de Semprun, qui présentent d’eux-mêmes, en plus de ce qu’ils énoncent, le type de mouvement que le lecteur à son tour réalise à partir d’eux. Cette nouvelle dimension réflexive de l’écriture de Semprun181 esquisse un parallèle entre le mouvement de pensée de l’auteur, lecteur de lui-même, et celui du lecteur de ses textes. Iser décrit ce rapport entre la pensée de l’auteur et la pensée du lecteur comme une abolition de la distinction entre sujet et objet :

‘Il est vrai que [les livres] consistent d’idées pensées par quelqu’un d’autre, mais dans la lecture le lecteur devient le sujet qui les pense. Ainsi disparaît la division sujet-objet qui est généralement la condition de toute connaissance et de toute observation, et le retrait de cette division confère à la lecture une situation unique en termes de l’absorption possible de nouvelles expériences. (292)’

La disparition de la séparation entre sujet et objet permet une appropriation, par le lecteur, des pensées de l’auteur, dans un mouvement qui transcende l’objet-texte pour établir la rencontre de deux sujets. Cependant, Iser adopte à ce sujet deux conditions postulées par Georges Poulet : « l’histoire personnelle de l’auteur doit être exclue de l’œuvre et les dispositions individuelles du lecteur doivent être exclues de l’acte de lecture » (292-293). Selon Poulet, c’est uniquement dans ces circonstances que « je pense quelque chose qui manifestement fait partie d’un autre univers mental, qui est pensé en moi comme si je n’existais pas »182. Le moment d’absence à soi-même impliqué par ce partage de pensée n’est jamais que temporaire : le lecteur « oscille entre sa participation à et son observation de cette illusion »183 (286). Cependant, dans ce processus, la division entre sujet et objet est déjà supplantée par une division interne à l’univers mental du lecteur, où entrent en contact deux subjectivités, la sienne et celle de l’auteur – à condition que chacun accepte de se tenir en retrait, de renoncer ce qui fait son individualité pour s’offrir à la relation avec l’autre.

De ce point de vue, la spécificité des textes de Semprun est de parvenir à créer ce phénomène chez le lecteur tout en n’effaçant pas, bien au contraire, son histoire personnelle. L’effacement de soi, chez Semprun, est d’un autre ordre : en se faisant lecteur de soi-même, il se situe à l’égal du lecteur vis-à-vis de sa propre existence et abandonne ainsi toute posture de contrôle extérieure au récit, qui interdirait la participation active du lecteur.Semprun contrôle bien son récit mais de l’intérieur, dans le mouvement de l’auto-lecture, par les association et interprétations qu’il présente de lui-même. Le lecteur est libre d’effectuer sa propre lecture, de s’abandonner à celle offerte par le récit ou de reconstituer la sienne propre184.

Cependant, la lecture de soi proposée par le texte risque parfois d’exclure le lecteur : Semprun y multiplie en effet les preuves d’érudition et d’intellect, et définit ainsi une exigence culturelle envers son lecteur qu’il n’est pas aisé de satisfaire. Tout lecteur ne pourra ou ne voudra naviguer entre plusieurs langues dont il faut parfois attendre longtemps les traduction françaises, ni n’acceptera la multiplication des références cultivées sans une réaction d’impatience ou de rejet185. C’est sans doute la limitation principale de l’intersubjectivité dans la lecture de Semprun : la difficulté de cette lecture, la nécessité d’une certaine formation culturelle pour apprécier toute la valeur des textes. Cependant, à cette nuance près, la posture de lecteur adoptée par Semprun, ainsi que toutes ses conséquences narratives (toujours montrer ce qui est fait, se mettre en scène en tant qu’auteur), est de nature à permettre au lecteur de s’impliquer subjectivement dans le récit, de s’approprier la pensée qui s’y déroule dans la relation intersubjective de la lecture littéraire, tout en faisant de l’histoire personnelle de l’auteur le sujet du récit.

Dans ce phénomène, où se met en place la relation éthique décrite par Levinas, il est alors possible de « transmettre partiellement la vérité du témoignage »186 (EV26). De plus, par cette transmission le lecteur se découvre lui-même, prend conscience de sa capacité à comprendre autrui, à se lier à autrui à travers les œuvres littéraires187. En effet (et ces phrases acquièrent dans la problématique du témoignage une signification qu’elles n’anticipaient sans doute pas) :

‘Dans l’acte de lecture, le fait de devoir penser quelque chose dont nous n’avons pas encore fait l’expérience ne veut pas seulement dire être en position de la concevoir ou même de la comprendre ; cela veut aussi dire que de tels actes de conception sont possibles et réussissent dans la mesure où ils font que quelque chose est formulé en nous. Car les pensées d’autrui ne peuvent prendre forme dans notre conscience que si, dans ce processus, notre capacité informulée à déchiffrer ces pensées est mise en action – une capacité qui, dans l’acte de déchiffrer, se formule également elle-même. Et puisque cette formulation s’effectue selon des termes définis par quelqu’un d’autre, dont les pensées sont le thème de notre lecture, il s’ensuit que la formulation de notre capacité à déchiffrer ne peut s’effectuer selon nos propres axes d’orientation. (294)’

Alors, la pensée d’autrui qui devient nôtre dans la lecture révèle en nous de nouvelles capacités de compréhension, à la fois nous permet de « penser quelque chose dont nous n’avons pas encore fait l’expérience » et nous amène à formuler notre capacité à formuler cette pensée, notre infini potentiel d’ouverture à l’autre. Non seulement la lecture de Semprun nous permet-elle de penser des expériences historiques capitales (les camps de concentration, les totalitarismes du siècle dernier), elle nous invite également à formuler cette capacité que nous avons, à travers la lecture, de recevoir d’autrui la vérité d’une expérience vécue. L’écriture du témoignage ne se limite pas à la représentation du passé, mais désigne également, au présent, une spécificité de l’expérience de lecture, met en évidence la dimension éthique de la littérature, qui est un rapport à autrui.

Notes
176.

On va voir que cette dualité est constitutive de l’expérience de lecture.

177.

Voir « La société dans laquelle nous vivons est un horizon indépassable », entretien avec Jean-Marie Colombani, Le Monde du 15/10/91.

178.

Voir le personnage de Bloch dans Le grand voyage, qui déçoit en confirmant trop clairement un propos politique, chapitre II, 3).

179.

Jugement analogue à celui proposé au chapitre II, 3).

180.

Et non d’un véritable parcours de mémoire, comme on l’a vu au chapitre I.

181.

Qui pose la question de l’intention de l’auteur : Semprun illustre-t-il ici volontairement une conception phénoménologique du rapport à autrui dans la lecture ? Il faudrait le lui demander.

182.

Cf. Georges Poulet, « Phenomenology of reading », in New Literary History I, 1969, p. 54.

183.

Ainsi la double attitude, complice et critique, à laquelle j’ai fait allusion précédemment.

184.

Etablissant des rapports qui demeurent implicites (non-dits), s’attachant à révéler la performance du texte lorsqu’elle s’oppose à ce qui est énoncé.

185.

Cette remarque provient d’expériences personnelles, alors que je voulais faire partager mon goût pour les livres de Semprun. Elle me semble pourtant importante en ce que la difficulté des textes de Semprun semble sélectionner les lecteurs à même de les apprécier, ce qui pourrait limiter l’universalité du rapport à autrui envisagé.

186.

Les lectures proposées dans les chapitres précédents ont montré que l’artifice romanesque y est nécessaire : c’est lui qui crée cette relation spécifique de la lecture.

187.

Ce rapport à autrui, abstraitement défini par Levinas et à l’œuvre dans la lecture littéraire, est également à la source de l’engagement politique. La politique est cependant toujours une traduction hypothétique, dépendante des circonstances sociales et historiques, de ce principe moral. On pourrait envisager sous cet angle la trajectoire politique de Semprun.