Les deux Guerres Mondiales ou l’effondrement supposé de la civilisation :

Dans la longue liste des troubles politiques ou sociaux qu’accompagne l’histoire des avant-gardes et de leurs révoltes, un facteur plus particulier et déterminant semble jouer un rôle essentiel : la guerre. C’est le cas, notamment, dans l’histoire de Dada. Le premier regroupement de Ball, Huelsenbeck, Tzara, Arp et Janco a lieu, en effet, en pleine Première Guerre Mondiale, en 1916, à Zürich. Avec le recul, Tzara évoque ainsi, en 1947, la révolte de cette génération qui, « pendant la guerre de 1914-1918, a souffert, dans la chair de son adolescence pure et ouverte à la vie, de voir autour d’elle la vérité bafouée, habillée des défroques de la vanité ou de la bassesse des intérêts de classe »39. Au sortir du massacre des tranchées, toutes les valeurs de la société sont compromises dans les charniers, aux yeux de ces poètes. Georges Ribemont-Dessaignes exprime de façon imagée la vie invivable d’alors : « Enfin qu’y a-t-il ? Il est impossible de mettre le nez dehors sans respirer une crêpe qui se solidifie sur le visage et vous étouffe »40. A la même époque et dans un même contexte, les surréalistes éprouvent un malaise identique et en tirent les mêmes conséquences. Breton évoque, à son tour, la figure de ces jeunes gens que « la guerre de 1914 venait d’arracher à toutes leurs aspirations pour les précipiter dans un cloaque de sang, de sottise et de boue »41 et qui, face à l’effondrement de la société et de ses valeurs, se sont trouvés « aveuglément en proie au refus systématique, acharné des conditions dans lesquelles, à pareil âge, on [les] forçait à vivre »42. Si la plupart d’entre eux réussissent à éviter l’épreuve directe du front, tous n’ont pas eu cette chance. Péret, par exemple, fait la guerre du début à la fin43, épreuve dont il garde un souvenir et une révolte brûlante. Il pourrait faire sienne la dernière phrase du Traité du style de Louis Aragon : « je conchie l’armée française dans sa totalité ». Philippe Soupault fait débuter, très symptomatiquement, ses Mémoires de l’oubli à la mobilisation générale du 2 août 1914, indiquant par là que la guerre a constitué, pour lui et sa génération, l’expérience initiale traumatisante et primordiale à laquelle il est indispensable de rattacher le surréalisme. Il décrit avec amertume le souvenir du « bourrage de crâne » d’alors, le décalage désolant entre les discours enthousiastes de la propagande patriotique et la réalité pathétique des armes, la faillite du monde intellectuel dans sa quasi-totalité, les mensonges du pouvoir, l’expérience insupportable de la vie militaire44, les bénéfices réalisés par les grandes entreprises comme Renault grâce à la guerre, ainsi que l’épreuve douloureuse de la mort de son meilleur ami. La conclusion qu’il tire de cette expérience est sans appel : « désormais, je fus un révolté. Sans nuances. »45. Il n’y a donc rien d’exagéré à situer ainsi, avec Breton, la trajectoire historique du surréalisme : « Le surréalisme parcourt un chemin qui va de la répercussion à la vie psychologique et morale de la première catastrophe à l’appréhension rapide de la seconde »46. L’expérience se répète, en effet, et le mouvement traverse une seconde guerre qui partage ses membres entre résistance intérieure (Char, Thirion, Eluard, Desnos) ou fuite à l’étranger (Péret, Breton…) et méditations lointaines sur « le cœur supplicié, le cœur ruisselant de la vieille Europe alimentant ces grandes traînées de sang répandu »47.

D’autres poètes, d’une nouvelle génération, font, à l’occasion de cette seconde catastrophe, à nouveau le bilan d’un effondrement généralisé de la civilisation. La poésie lettriste, aussi abstraite soit-elle au premier abord, n’en traduit pas moins, dans le poème d’Isou « Cris pour 5 000 000 de juifs égorgés »48, par une trame narrative de sons, le bruit des trains qui mènent aux camps, l’horreur et la colère face à elle. Dans chacun de ces cas, la révolte de ces poètes est totale. Ce monde dont ils exècrent les produits et les valeurs, ce monde dont la guerre a révélé tout le caractère mensonger et fait s’effondrer tout le discours positif que la société tenait sur elle-même, ce monde n’inspire plus désormais que dégoût et révolte. Il se présente à leurs yeux comme un champ de ruines, accumulant les preuves de son échec à tous les niveaux : moral, politique, économique et philosophique. Comme nous voudrions le démontrer désormais, tous, chacun en fonction d’un contexte spécifique, font ainsi le constat d’un effondrement généralisé de la civilisation et de sa culture avec.

Notes
39.

Le surréalisme et l’après-guerre, éd. Nagel, Paris, 1947, p.17

40.

DADA - Manifestes, poèmes, nouvelles, articles, projets, théâtre, cinéma, chroniques (1915-1929), éd. Ivréa, Paris, 1994, p.23

41.

Entretiens, éd. Gallimard, Paris, 1969, p.29

42.

Qu’est-ce que le surréalisme ?, op. cit., p.8

43.

Après une période d’instruction dans les cuirassiers, il est envoyé à Salonique où il contracte une dysenterie amibienne qui le renvoie en France où, après un séjour à l’hôpital, il est envoyé sur le front en Lorraine.

44.

Il rapporte, à ce sujet, une anecdote édifiante : en 1916, il est appelé et sert de cobaye avec ses camardes pour un vaccin contre la typhoïde : « Résultat : 40°C de fièvre minimum. Trois ou quatre de mes camarades succombèrent… ». Mémoire de l’Oubli (1914-1923), éd. Lachenal et Ritter, Paris, 1981, p.28

45.

ibid., p.33

46.

« Situation du surréalisme entre les deux guerres » (1942), La Clé des champs, éd. Le Livre de Poche, collection « Biblio Essais », Paris, 1979, p.75

47.

André BRETON, Arcane 17, éd. Le Livre de poche « Biblio Essais », Paris, 1971, p.15

48.

Isidore ISOU, Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1942-1947), éd. Gallimard, Paris, 1947, p.326