Démonstration clinique d’une maladie de la civilisation :

Sur ce point, leur démonstration suit à chaque fois le même raisonnement : voir dans un événement particulier le symptôme d’un mal général. La façon dont ils interprètent les évènements qui entourent la Seconde Guerre Mondiale nous semble révélateur. De la même façon que les dadaïstes ou les surréalistes ont pris la guerre de 1914-1918 pour témoin d’un effondrement généralisé de la société, les évènements de 1939-1945 sont présentés et analysés non pas comme le résultat d’une folie exceptionnelle mais comme le révélateur d’une crise fondamentale de la civilisation bourgeoise. Dès l’immédiat après-guerre, au-delà même des avant-gardes, ce point fait débat : tandis qu’on tend généralement à présenter le nazisme et son action durant la guerre comme quelque chose d’irrationnel et d’extraordinaire, un certain nombre de penseurs ou d’écrivains soutiennent, à l’opposé, qu’il est au contraire le produit, certes excessif, mais bel et bien le produit de la société bourgeoise. En 1946, selon les termes du débat que rapporte Michel Surya, David Rousset avance, dans L’Univers concentrationnaire, que, « si unique qu’ait été l’entreprise concentrationnaire nazie, elle ne se distingue que par le degré, aucunement par la nature, du système d’aliénation sociale caractéristique du monde libre »62. D’autres, comme Robert Antelme, commenté par Claude Roy, disent la même chose : « Buchenwald, Auschwitz, etc., représentent non pas des anomalies mais la projection logique, l’aboutissement raisonnable et monstrueux du système social dans lequel nous vivons »63. Une telle analyse est cependant loin d’être partagée à l’époque – et, peut-être, plus encore, aujourd’hui. Contre de telles accusations, ce sont, ni plus ni moins, que la Raison et tout le système fondé sur elle, les fondements mêmes de notre société, qu’il s’agit en effet de défendre. S’il est sans doute exagéré de faire du nazisme le terme nécessaire – en quelque sorte fatal – d’une logique propre à l’Occident, il nous semble néanmoins dangereux d’affirmer, à l’inverse, qu’il n’en fut qu’un accident fortuit. Nous adhérons ainsi totalement à la conclusion que tirent Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe à la fin de leur essai commun Le Mythe nazi : « Une analyse du nazisme ne doit jamais être conçue comme un simple dossier d’accusation, mais plutôt comme une pièce dans une déconstruction générale de l’histoire d’où nous provenons »64. Notre société ne peut se laver les mains de toutes les horreurs qui ont marquées le XXème siècle et tenter de reconstituer ainsi une imagerie kitsch et exclusivement positive qu’elle a d’elle-même. Au contraire, elle devrait intenter sans cesse son propre procès à l’aune de tels évènements.

Il appartenait aux surréalistes et à d’autres, avec la radicalité qu’on leur connaît, d’instruire une partie de ce procès. Dès 1942, Breton insiste déjà sur le seul « caractère épiphénoménal » du nazisme et du fascisme. Il s’oppose à l’idée selon laquelle il suffirait d’abattre ces régimes pour supprimer les causes d’un mal dont ils sont les témoins :

‘« Le mal dont [ils] sont en effet [générateurs], nous devons penser qu’[ils] sont en même temps générés par lui, que les tenir pour causes de ce mal expose au retour des plus dramatiques désillusions si on ne les tient pas en même temps pour produits de ce mal même. »65

Selon Bataille, le fascisme serait la tentative réactionnaire, dans une société en décomposition, de recomposer de façon grossière et brutale les figures de l’autorité et de l’ordre. Pour Henri Lefebvre, « le fascisme représente le cas limite du capitalisme – et le camps de concentration la forme extrême et paroxystique, le cas limite de la cité moderne, de la ville industrielle »66. Les situationnistes n’hésitent pas à reprendre cette comparaison, notamment à propos des nouveaux ghettos de banlieue qu’ils assimilent à une forme d’univers concentrationnaire. Bien entendu, le parallèle a ses limites. Ces derniers ne cessent pourtant de le prolonger, aussi bien sur le plan de l’organisation économique que de l’aliénation politique, sans parler des politiques migratoires, du développement des moyens de contrôle et de surveillance des services de police, du perfectionnement des instruments de propagande et de manipulation des foules, la différence ne tenant, à chaque fois, selon eux, qu’à une différence de degré. C’est le constat que tirent les avant-gardes dans l’après-guerre avec, en arrière plan, toujours le même projet : discréditer la société présente, la dévaluer et appeler à son dépassement. Pour Breton, ça ne fait aucun doute : Hiroshima et Auschwitz sont les tombeaux de notre civilisation. Il explique, en octobre 1946, que « n’était les ressources d’insouciance inépuisables et à toute épreuve dont dispose l’esprit humain […] je ne sais comment nous pourrions nous en remettre, comment l’un de nous, sans dérision, pourrait encore se croire libre d’un projet »67.

La conséquence s’impose d’elle-même pour tous ces poètes : il s’agit de dresser l’inventaire de tous les produits de cette civilisation qui a permis de telles horreurs et faire porter sur elle la plus impitoyable critique. Breton pose la question suivante :

‘« A quand, enfin, un laboratoire tout neuf où les idées reçues, quelles qu’elles soient, à commencer par les plus élémentaires, les plus hâtivement mises hors de cause, ne seront plus acceptées qu’à l’étude, que sous réserve d’examen de fond en comble, par définition hors de tout préjugé ? »68

Il s’agit de mettre en œuvre « une critique centrale de cette société, qui pourtant tombe autour de nous ; déversant en avalanche ses désastreux échecs, et toujours plus pressée d’en accumuler d’autres »69, selon Debord, d’en mener une critique totale et sans cesse renouvelée en fonction de l’actualité. Il s’agit de tout repenser et de tout remettre en question : l’organisation économique et socio-politique, certes, mais aussi tout notre système de représentation et de pensée, la vie même et ses structures psychiques et sociales déterminantes, les formes de notre sensibilité, les structures de notre conscience individuelle et collective, notre morale et l’ensemble de nos valeurs. En d’autres termes, comme l’explique René Crevel, « l’Encyclopédie apparaît vraiment à refaire »70. Face aux séismes qui ont secoué le XXème siècle, après Verdun, après Auschwitz, après le Goulag, après Hiroshima, cela semblait bien le minimum. Pourtant, dans la mesure où cette remise en question a été occultée dans les marges d’un discours spécialisé et minoritaire et où nos sociétés reposent toujours sur les mêmes fondements, il y a lieu de s’inquiéter : si la conjonction d’Auschwitz et d’Hiroshima n’a pas réussi à jouer ce rôle d’électrochoc et à entraîner une réelle remise en cause, qu’est-ce qui pourra bien le faire ? D’où la nécessité de revisiter les méandres et les contours d’une critique bien peu prise en compte et qui réclame une audience plus large.

Notes
62.

Michel SURYA, La Révolution rêvée, éd. Fayard, Paris, 2004, p.213

63.

Cité par M. Surya, ibid., p.214

64.

Le Mythe nazi (1991), éd. de l’Aube, La Tour D’aigues, 2005, p.71

65.

« Situation du surréalisme entre les deux guerres », op. cit., p.73

66.

Critique de la vie quotidienne vol.1, L’Arche éditeur, Paris, 1958, p.261

67.

Entretiens, op. cit., p.241

68.

Arcane 17 (1944), éd. Le Livre de Poche, « Biblio Essais », Paris, 1979, p.38-39

69.

Potlatch, op. cit., p.9

70.

« Le Clavecin de Diderot » (1932), L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes (1925-1934) : éd. Pauvert, Paris, 1986, p.254