3. …qui aboutit à sa propre mise en crise historique :

L’idée ne peut être admise sans peine, tant elle semble aller à rebours du discours sur l’irrationnel des régimes totalitaires et du nazisme en particulier : et si le développement du totalitarisme au XXème siècle était, au contraire, le résultat d’une dialectique mortelle de la Raison ? N’y aurait-il pas, comme le suggérait Hugo Ball108, une forme de folie par excès de raison ? Cette question, André Breton la pause ouvertement dans une conférence, en 1942 :

‘« Comment ! l’humanité se déchire mieux qu’aux premiers siècles, deux générations successives ne voient approcher le soleil de vingt ans que pour être précipitées sur les champs de bataille et l’on voudrait nous faire croire que cette humanité sait se régir et qu’il est sacrilège d’objecter aux principes sur lesquels est fondée sa structure psychique ! Mais qu’est-ce, je le demande, qu’est-ce que la « raison » étroite qui s’enseigne si cette raison doit, de vie en vie, céder la place à la déraison des guerres ? »109

La solution s’impose d’elle-même pour le poète surréaliste : « c’est de rationalisme, de rationalisme fermé qu’est en train de mourir le monde »110. Il n’hésite pas à reprendre telle affirmation péremptoire de Malcolm de Chazal : « la bombe atomique est née, en premier fœtus, dans le cerveau de Descartes »111. Un tel point de vue est loin d’être le fait des seuls dadaïstes et surréalistes. Au sortir de la guerre de 1939-1945, après la découverte de la terrifiante efficacité rationnelle de l’organisation nazie des camps d’extermination, ils sont quelques-uns à remettre en cause le système rationnel à l’aune d’un tel désastre et à se demander si la raison ne pourrait pas être à la base d’un nouveau système de terreur.

Une telle réflexion, par exemple, est au cœur de l’ouvrage que publient Horkheimer et Adorno, en 1944, La Dialectique de la raison. Dans cet essai commun, les deux philosophes essaient de creuser et d’interroger le paradoxe suivant :

‘« De tout temps, l’Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Mais la terre, entièrement « éclairée », resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. »112

Leur thèse est qu’ « une des caractéristiques de la rationalité a toujours été, dès le début, sa tendance à s’autodétruire »113 et à se transformer en système idéologique aliénant. Cette tendance, ils la repèrent à la fois dans sa prétention à l’unité et dans le mouvement de transformation de toute individualité liquidée sous le régime de la loi générale en spécimen. Dès lors, son développement accompagne et traduit l’organisation du pouvoir étatique : l’organisation à toute force de l’unité et la liquidation de l’individualité. L’impasse de la raison serait sa dégénérescence en pensée systématique, c’est-à-dire en un code qui surdétermine et classifie toute particularité et toute action humaine à l’avance. Dès que la raison évolue en système, en idéologie et en abstraction, elle se nie elle-même et dépérit dans une absence de pensée, puisque toute pensée est réglée à l’avance par le système. Ainsi, le règne de la pensée systématique qu’elle instaure est le règne de l’abstrait sur le vivant. Transformée en « organe du calcul », la raison devient l’instrument de planification des totalitarismes et produit le monde de l’aliénation. Pour Adorno et Horkheimer, l’autodestruction de la raison dans le système entraîne le progrès de la barbarie, de l’inconscience théorique et du totalitarisme. Aussi paradoxal que cela soit, l’ordre fasciste, l’organisation méthodique du massacre des juifs en Allemagne et la bureaucratie soviétique seraient autant de produits de la raison engagée sur sa pente auto-destructrice.

Dans une optique similaire, Ph. Lacoue-Labarthe et J.L. Nancy pointent eux aussi la dégénérescence de la raison en système idéologique, c’est-à-dire en une tentative d’explication totale du monde et de l’histoire à partir d’un concept unique, au fondement du fascisme et du nazisme. Ils s’opposent à l’idée d’un irrationalisme nazi. Pour eux, « il y a au contraire une logique du fascisme. Ce qui veut dire aussi qu’une certaine logique est fasciste »114. Cette logique là, un autre philosophe, Jacques Rancière, la situe dans ce qu’il appelle une « pulsion formelle », c’est-à-dire la volonté de l’esprit actif d’imprimer partout sa marque. L’Etat, par la Loi notamment, serait l’incarnation de cette pulsion. Il est ce qui donne forme à la société et à l’anarchie des particularités, en attribuant à chacun un ordre, une place et une fonction. Sa pente glissante vers le système totalitaire – qui n’a, bien entendu, rien d’une fatalité, faut-il le rappeler – se situe là : que tout soit rangé, sous l’égide de la sacro-sainte Raison, à une place et à une fonction données, quitte à supprimer et à réprimer tout ce qui ne cadre pas. En d’autres termes, la pulsion formelle, c’est le triomphe de la police sur la politique, c’est-à-dire de l’ « art de la gestion des communautés » par une autorité supérieure sur la « mise en acte de la présupposition égalitaire »115 dans l’exercice d’une démocratie réelle.

La critique de l’édifice rationnel du monde occidental débouche donc sur une critique sociale. Le règne exclusif de la raison est non seulement coupable de produire une vision asséchée de la réalité et une forme de sensibilité appauvrie, mais il est aussi compromis, aux yeux de ces poètes et penseurs, dans tout un ensemble de développements historiques et politiques qu’ils jugent désastreux. A son niveau extrême, ce système de pensée se trouve mêlé à une logique totalitaire. A un niveau moindre, il est le soutien et le fer de lance d’un monde bourgeois qu’ils honnissent dans sa totalité. Pour eux, le rationalisme est donc responsable à la fois du règne de l’utilité immédiate sur le vivant, de l’individualisme social, ainsi que de l’idéologie et de l’organisation politico-économique de la société bourgeoise.

Notes
108.

Ce dernier, dans son journal, écrivait, en plein milieu de la Première Guerre Mondiale, que « le sur-raisonnable et le dé-raisonnable sont tous deux irrationnels ». Dada à Zürich, op. cit., p.67

109.

« Situation du surréalisme entre deux guerres », La Clé des champs, op. cit., p.76

110.

Entretiens, op. cit., p.233

111.

« Le Mécanicien » (1949), La Clé des champs, op. cit., p.262

112.

La Dialectique de la raison, éd. Gallimard, « Tel », Paris, 1974, p.21

113.

ibid., p.19

114.

Le Mythe nazi, op. cit., p.25

115.

J. RANCIERE, Aux bords du politique (1998), éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 2004, p.16