Spectacle, idéologie et aliénation :

Pour comprendre une telle analyse, il faut sans aucun doute faire remonter ses présupposés à une théorie et à une critique de l’idéologie et de l’aliénation d’inspiration marxiste. Au sens premier, on le sait, le terme « idéologie » n’était pas connoté aussi négativement qu’il peut l’être aujourd’hui. Il ne renvoyait à rien d’autre qu’à une théorie des idées, à « une philosophie sémantique […] dont la thèse principale était que la philosophie n’a rien à voir avec les choses, avec la réalité, mais avec les idées »167 comme le rappelle Paul Ricœur. Dans sa critique, Marx définit une nouvelle acception du terme et lui donne le sens d’une image ou reflet inversé de la réalité. Pour cela, il s’inspire des réflexions de Feuerbach168 sur la religion, dans lesquelles le philosophe allemand dénonce la supercherie suivante : tandis que, dans la réalité, c’est l’homme qui crée l’image du divin en projetant sur lui ses propres attributs, la religion fait croire que c’est Dieu qui a créé l’homme et lui a attribué ses propres qualités. Marx reprend une telle analyse mais pour l’appliquer désormais à la totalité du monde des idées. L’idéologie, explique-t-il, se serait prendre des conséquences pour des causes et ainsi tout faire fonctionner à l’envers. C’est considérer, par exemple, que c’est au monde de se plier aux théories et non aux théories de s’adapter aux réalités. Cependant, Marx va plus loin dans son analyse. Il explique, avec Engels, dans L’Idéologie allemande, que ces explications idéologiques de l’Histoire n’aboutissent systématiquement qu’à faire du moment présent le terme logique et idéal du mouvement passé. En d’autres termes, le glissement sémantique qu’il introduit dans le sens du mot « idéologie » revient à le définir, non plus comme un système de représentation, mais comme un instrument de légitimation du pouvoir. L’idéologie serait donc le vernis, la fiction qu’invente l’autorité en place pour se légitimer en tant que telle. Elle vise à justifier un ordre et à l’intégrer dans le cours de l’Histoire. En termes marxistes, la critique de l’idéologie se confond donc avec celle de l’aliénation.

Pour Marx, en effet, ces deux concepts s’articulent étroitement. Comme il tente de le démontrer, tout homme est aliéné quand il devient le simple attribut d’une abstraction qu’il a pourtant créée lui-même, mais qui lui apparaît comme une puissance autonome et indépendante s’imposant à lui. Marx en décrit diverses formes, dont l’Etat : tandis que ce sont les hommes qui l’ont créé comme un instrument politique, cette abstraction s’est retournée dans le cours de l’Histoire pour s’imposer à tous comme un instrument d’aliénation qui réduit les citoyens au simple rang d’attribut de l’Etat, de simple maillon pris dans ses rouages complexes. L’analyse est identique à propos de la religion ou de l’argent. Cette réflexion, c’est cependant autour du caractère double de la marchandise, à la fois valeur d’usage et valeur d’échange, qu’il l’a développe de la façon la plus approfondie. Comme dans chacun des domaines précédemment cités, il observe ce même renversement qui fait du concret l’attribut de l’abstrait : petit à petit, une fois atteint un certain seuil du volume des échanges, il met en évidence la subordination de la valeur d’usage de l’objet (c’est-à-dire du concret) à sa valeur d’échange (l’abstrait) et la façon dont cette dernière se met ainsi à diriger les rapports humains d’une manière qui paraît autonome et objective. En d’autres termes, l’aliénation, c’est la dépossession, pour les hommes, du produit de leur activité et c’est la transformation des moyens en fin. C’est ce que résume Henri Lefebvre :

‘« Seul existe l’homme et son activité. Et cependant tout se passe comme si les hommes avaient affaire à des puissances extérieures pesant sur eux du dehors et les entraînant. […] Cette fixation de l’activité humaine en une réalité étrangère, chose brute et abstraction à la fois, nous la nommons : aliénation. »169

Le rapport avec l’idéologie apparaît ainsi de façon évidente. Causes et conséquences l’une de l’autre, ces deux concepts s’articulent autour du même trait commun : une inversion de la réalité, c’est-à-dire le règne de l’abstrait sur le concret. L’idéologie est à la fois une forme d’aliénation et son principal support, une mystification qui vise « à faire accepter aux hommes d’une époque certaines illusions, certaines apparences, et à faire entrer dans le réel ces apparences en les rendant efficaces »170. Elle est la justification, le vernis et le mensonge que nécessite l’aliénation pour se masquer en tant que telle. La critique de l’une est donc nécessairement la critique de l’autre. La critique de l’Etat comme aliénation, c’est la critique de la mystification idéologique qui le fonde. Inversement, la critique de la religion comme idéologie, c’est la critique de l’aliénation qu’elle tente de masquer avec ces « fleurs imaginaires » dont parle Marx.

Indiscutablement, le concept de « spectacle », développé par Debord et les situationnistes, est une forme actualisée de la critique marxiste de l’aliénation. « Opium du peuple » à sa façon, « conscience erronée du monde » et « raison générale de consolation et de justification »171, Debord ne situe-t-il pas lui-même le spectacle dans l’héritage direct de la religion ? A ses yeux, comme il l’affirme, dans La Société du spectacle, ça ne fait aucun doute : « le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse »172. Tandis que le mythe unitaire passé s’est progressivement dégradé jusqu’à disparaître, le spectacle est le nouvel effort du pouvoir pour se justifier et maintenir l’unité sociale. La différence est que cette nouvelle forme désacralisée du mythe est régie, non plus par Dieu, mais par les lois naturelles et économiques : le système a ainsi perdu tout centre identifiable et, comme l’explique Vaneigem, ne peut plus être identifié à une figure matérialisée à abattre mais prend « une forme abstraite »173. Ses moyens se sont aussi largement diversifiés, recourant désormais à « une foule de petites hypnoses : information, culture, urbanisme, publicité, suggestions conditionnantes au service de tout ordre établi et à venir »174. Tous les termes de la critique marxiste de la religion et de l’idéologie, tels qu’ils sont énoncés notamment dans la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, n’en restent pas moins d’actualité. Le spectacle est une forme extrême de cette tendance à l’abstraction. Il est la résultante de la transformation idéaliste du réel en un « univers spéculatif »175. « Inversion concrète de la vie » et « mouvement autonome du non-vivant »176, il répond à la logique même de l’aliénation : le règne de l’abstrait sur le concret. Il est l’achèvement par excellence de l’hétéronomie, la médiation universelle qui s’intercale entre toutes choses et tous rapports concrets. Produit de l’activité humaine, il s’impose désormais de façon entièrement autonome et chacun n’existe plus socialement qu’à travers lui. Ainsi, comme l’explique Debord, « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images »177. Il est à la fois l’idéologie de ce monde et l’expression la plus concrète de sa réalité socio-économique. Il est, tout ensemble, l’adjuvant et l’aboutissant, le modèle et la justification de l’organisation capitaliste de l’économie et du pouvoir séparé, c’est-à-dire une surdétermination conformante du réel. Avec le spectacle, l’idéologie s’est ainsi matérialisée et se confond désormais avec une réalité sociale qu’elle a pu retailler sur son modèle. Pour Debord, c’est « une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée »178. Dans la société du spectacle, la propagande politique et idéologique s’est à ce point perfectionnée qu’elle finit par s’effacer complètement derrière les diverses formes du spectacle réalisé : la propagande ne se fait plus via des discours mais directement via les conditions de vie imposées. Le spectacle peut donner aujourd’hui l’impression de se reproduire de lui-même, indépendamment des discussions d’un débat politique lui-même spectacularisé. On peut ainsi conclure indifféremment que « le spectacle est l’idéologie par excellence, parce qu’il expose et manifeste dans sa plénitude l’essence de tout système idéologique : l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle »179 ou bien que « le spectacle dans la société correspond à une fabrication concrète de l’aliénation »180.

Notes
167.

L’Idéologie et l’Utopie (1986), éd. du Seuil, « La Couleur des Idées », Paris, 1997, p.20

168.

Que Debord cite d’ailleurs en exergue de La Société du spectacle

169.

Critique de la vie quotidienne, vol.1 : Introduction (1945), op. cit., p.179-180

170.

H. LEFEBVRE, ibid., p.159

171.

Toutes ces expressions sont empruntées à la Contribution à la critique de la philosophie du droit de K. MARX

172.

La Société du spectacle, op. cit., p.24

173.

« Banalités de base (2) », Internationale Situationniste n°8, janvier 1963, p.46

174.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), éd. Gallimard, « Folio Actuel », Paris, 1992, p.28

175.

La Société du spectacle, op. cit., p.24

176.

ibid., p.16

177.

ibid.

178.

ibid., p.17

179.

ibid., p.205

180.

ibid., p.32