Une mise en application concrète, la question de l’urbanisme:

[Une mise en application concrète, la question de l’urbanisme194 :]

Au cours des années 1950-1960, les situationnistes ont été, en effet, les témoins directs des grandes mutations urbaines ayant entraîné la forme et la disposition actuelles de nos villes. Année après année, ils furent les spectateurs impuissants de la disparition des anciens quartiers de Paris. Ils déplorent ainsi, tour à tour, la destruction de la rue Sauvage, « un des plus beaux sites spontanément psychogéographiques de Paris195 », l’expulsion des masses populaires des centres villes et leur concentration dans les nouvelles cités-dortoirs, les immeubles rasés dans le XIIIème arrondissement, le projet de déplacement des Halles, l’envahissement progressif de l’automobile, le saccage des quais et des rues des vieux quartiers et leurs transformations en autostrades196 – le tout, pour populariser, à la place, le « style caserne197 », blocs carrés bétonnés des immeubles HLM, réorganiser les axes de circulation en fonction du diktat de la voiture, transformer les centres-villes touristiques en musées à ciel ouvert198, phénomènes auxquels s’ajoutent le déplacement systématique et organisé des classes les plus pauvres dans les banlieues HLM, la naissance d’une péri-urbanisation pavillonnaire ou encore le regroupement des principaux centres commerciaux hors des villes. Extrêmement attentifs et inquiets de ces incessantes transformations, les situationnistes en mettent à jour les principales lignes de force.

La première d’entre elles consiste dans l’homogénéisation et la banalisation consécutive du territoire. La politique urbaine de toutes les sociétés où règnent les conditions de production du capitalisme moderne entraîne une unification à la fois extensive et intensive de l’espace. Ainsi, Debord note combien l’accumulation des marchandises produites en série tend à dissoudre « l’autonomie et la qualité des lieux199 ». Partout dans le monde, les grandes villes s’organisent sur le même modèle et se ressemblent toutes de plus en plus : même type d’immeubles nouveaux, même organisation de la circulation automobile, mêmes commerces200, mêmes bureaux, même reproduction spatiale de la hiérarchie sociale, mêmes centres commerciaux, même placardage publicitaire. A l’intérieur des villes, les nouveaux immeubles sont uniformisés et les appartements normalisés sur le même modèle : carré, bétonné, purement fonctionnel.

Le deuxième grand axe de l’urbanisme est celui de la dispersion sociale. Les populations les plus pauvres sont peu à peu expulsées des anciens quartiers populaires animés pour être disséminées hors de la ville, loin de leur lieu de travail, tandis que les classes les plus aisées désertent à leur tour l’agglomération des centres villes au profit de l’espace parcellaire des riches banlieues pavillonnaires. A ce compte, il ne reste plus guère comme lieux de sociabilité que les mornes et interminables transports en commun, les inévitables embouteillages des grands axes routiers où l’on se retrouve seul à plusieurs, dans l’espace clos et privé de son véhicule, ou encore les immenses centres commerciaux qui concentrent en un seul lieu, généralement situé à la périphérie de la ville, plusieurs milliers de consommateurs, quand ce n’est pas la participation passive et finalement isolée aux grands rassemblements culturels et spectaculaires. En d’autres termes, l’environnement urbain et les conditions de vie actuelles entraînent ainsi un isolement croissant des individus. La valorisation, depuis le XVIIIème siècle, du foyer familial et de la cellule du couple, qui a participé en son temps de cet émiettement social, est intensifiée par la propagande du « petit nid douillet » et se double désormais du développement intensif des activités d’intérieur. Le règne est aux appartements « tout-équipés » : on lave son linge et on fait sa vaisselle chez soi, on se divertit chez soi autour d’une émission télévisée201. Aujourd’hui, on fait même ses courses depuis chez soi, on commande sa nourriture à domicile, on regarde les films à la maison, on communique par internet sans bouger de sa chambre, etc. Dispersés aux quatre coins de la ville, les travailleurs sont isolés les uns des autres dès la sortie de leur travail ; les voilà, épuisés, dans une rame de métro bondée, n’aspirant plus qu’à retrouver le calme de leur maison et à savourer un bon « plateau télé », à moins qu’ils ne « pestent » dans leur voiture individuelle, prise sur le périphérique dans un immense embouteillage.

Isolés et dispersés, les individus sont néanmoins soigneusement « parqués » dans un espace hiérarchisé et cloisonné qui reproduit la division de la société en classes. La politique urbaine des années 1950-1960 organise massivement, la séparation et le cloisonnement social. Eparpillées dans les banlieues, diverses couches de la population qui se côtoyaient jusque là dans l’agglomération des centres villes sont désormais concentrées dans des zones distinctes rigoureusement étanches. D’un côté, les classes moyennes investissent en nombre ce qu’on appelle les banlieues résidentielles dont l’unité de base est le lotissement. De l’autre côté, comme le fait remarquer non sans un grincement de dents Guy Debord, « pour la première fois une architecture nouvelle […] se trouve directement destinée aux pauvres202 ». C’est celle des banlieues HLM, cauchemar gris et bétonné, isolées de toutes parts, loin des centres villes (phénomène qu’accentue la rareté des moyens de transport en commun) et très souvent contenues dans le périmètre restreint des autoroutes périphériques qui constituent, on en conviendra, le plus efficace des remparts. On regroupe massivement dans ces ghettos modernes les classes populaires expulsées méthodiquement des centres villes, ouvriers et populations immigrées.

Comme tentent de le montrer les situationnistes, cette séparation sociale et cette logique concentrationnaire sont soigneusement planifiées par les autorités. Ainsi, une première version du Plan national d’aménagement du territoire français de 1961203 (dont les contours seront par la suite « arrondis ») évoque « l’obstination d’une population sans activité à habiter dans l’intérieur de la capitale » alors « qu’elle pourrait plus agréablement se loger hors de Paris » et préconise « le découragement systématique du séjour de ces personnes inactives » dans la ville. La politique, mise en place dans ces années là et triomphante aujourd’hui, organisant la séparation et le cloisonnement systématiques des diverses couches sociales, fossilise ainsi la domination de classes et supprime tout lien social. Une organisation non modulable de l’espace contraint et bloque la dynamique interne de la société. A terme, cette organisation fige à son tour la forme de la communauté et les rapports qui la fondent. Une telle organisation de la ville freine la circulation et entrave la communication entre ses parties. C’est ainsi que naît le phénomène des quartiers dont les distinctions en termes d’architectures, d’ambiances, de climats sociaux, ne font que reproduire et reflèter une distinction en termes de milieux socio-culturels, de séparation de classes. La sclérose actuelle de nos villes, scindées en quartiers non-communicants, exprime et perpétue la sclérose sociale de notre société204. Pire, l’exacerbation de la différence entre quartiers exacerbe, en retour, la différence entre classes et entérine l’absence de toute communication au sein de la communauté (qui entraîne l’absence de compréhension et, à terme, de dialogue). La séparation sans perspective de changement au sein de la ville, c’est donc la séparation sans perspective de changement au sein de la société. La ghettoïsation actuelle de nos cités est le plus évident symptôme de la rupture du lien social, de la communication et de la dynamique de notre collectivité.

Enfin, il faut ajouter à ce phénomène la parfaite réussite de la logique policière incluse dans cette politique urbaine. On le sait, le baron Hausmann n’a construit, en son temps, les grands boulevards parisiens que pour faciliter le contrôle et la répression de toute révolte, les petites rues étroites constituant un terrain favorable aux émeutiers et à la construction de barricades, tout en rendant délicat le déploiement des forces de l’ordre, voire des canons de l’armée205. Les urbanistes de l’après-guerre n’ont pas oublié cet enseignement lorsqu’il s’est agi de construire les banlieues populaires : larges allées goudronnées, cloisonnement de l’espace renant impossible tout repli extérieur, tout est fait pour faciliter le contrôle de secteurs dont l’inhumanité a, dès leur construction, entraîné insatisfaction et violences. Par ailleurs, l’accentuation de l’atomisation des travailleurs, « que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés »206, permet de limiter au maximum tout risque de rassemblements ouvriers. Mieux, l’isolement progressif des individus et le développement intensif des activités d’intérieur viennent supprimer de manière efficace toute sociabilité de rue potentiellement dangereuse. Une foule individualisée et dispersée, cloîtrée chez elle, est bien plus facile à surveiller qu’une foule anonyme et compacte. On ne peut supprimer la rue, même si on peut l’ambitionner comme s’en flatte Le Corbusier, cet « homme particulièrement répugnant, nettement plus flic que la moyenne207 », alors on la quadrille de caméras de surveillance et tout regroupement est soigneusement encadré par un important dispositif de sécurité.

Au-delà de simples observations de surface, il s’agit donc de pousser la critique de l’urbanisme jusqu’à celle de ses fondements et de l’idéologie qu’il soutient et met en œuvre. En tant que science séparée et placée entre les mains du pouvoir, l’urbanisme n’est pas autre chose, pour les situationnistes, que la science d’un pouvoir lui-même séparé. Sa problématique ne peut apparaître et ne peut être pleinement comprise que si elle est resituée dans une critique globale et unitaire. Tout l’effort de la politique urbaine mené par cette société consiste à faire de la ville « le terrain qui la représente exactement, qui réunit les conditions les plus adéquates de son bon fonctionnement »208. Le pouvoir actuel, exerçant sa main-mise « totalitaire » sur tous les domaines de la vie quotidienne, met en place un urbanisme policier qui lui permet de renforcer à la fois sa puissance d’exploitation et de conditionnement. L’urbanisme n’est, aux yeux des situationnistes, que l’effort du capitalisme moderne pour réaliser son propre décor et le « champ de la propagande-publicité de la société »209 dont la critique n’a d’autre visée que « de permettre aux gens de cesser de s’identifier à l’environnement et aux conduites modèles »210. En clair, et pour reprendre une thèse de La Société du spectacle, l’urbanisme, c’est l’aménagement du territoire par le capitalisme comme propagande, comme décor et comme aliénation. Sur les avenues des grandes villes ne trônent plus, en effet, que les panneaux publicitaires et les enseignes des grands magasins qui inculquant le fétichisme de la marchandise-culte, les longues files de voitures (produit-pilote de ces années là) et les piétons affairés entre travail et domicile privé, la ville-ruche témoin de l’accumulation des biens marchands et de l’activité qui les produit. Publicité d’un mode de vie aliéné à la production et à la consommation de marchandises, la ville est le décor réel et l’inscription spatiale visible de la séparation et de la hiérarchie sociale. Elle incarne cette « glaciation visible de la vie », transposition dans l’espace de cette société du spectacle et de cette « colonisation » du vécu quotidien dénoncées par les situationnistes.

Notes
194.

Nous renvoyons, pour de plus amples développements sur cette question, à notre article « La Ville situationniste », publié dans l’ouvrage collectif Urbanisme et identité aux éditions Aleph, en 2006

195.

« On détruit la rue Sauvage », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.54-55

196.

Debord écrit dans Panégyrique, p.51 : « qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y voit plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés ».

197.

L’expression est souvent reprise par les lettristes puis par les situationnistes pour désigner les immeubles HLM

198.

« Paris devient une ville-musée gardée » (« La Chute de Paris », Internationale situationniste n°4, p.8)

199.

La Société du spectacle, op. cit., p.163

200.

Il fut un temps où cette homogénéisation se traduisait par la colonisation rituelle des centres villes par un McDonald…

201.

Les urbanistes prennent bien soin d’équiper les appartements HLM d’un téléviseur…

202.

La Société du spectacle, op. cit., p.167

203.

« Géopolitique de l’hibernation », Internationale Situationniste n°7, avril 1962, p.7

204.

Quelle communication entre le XVIème arrondissement de Paris et les banlieues ? Les émeutes de l’hiver 2005 prouvent la totale imperméabilité de cette frontière : ainsi, les banlieues peuvent être en feux sans que rien ne vienne troubler le calme du XVIème

205.

Par je ne sais quel oubli, le quartier latin a été épargné : bien mal lui en a pris puisqu’il fut logiquement le terrain de lutte privilégié durant les combats de rue de mai 1968

206.

Guy DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.166

207.

Potlatch n°5, 20 juillet 1954, op. cit., p.37

208.

« Critique de l’urbanisme », Internationale Situationniste n°6, août 1961, p.8

209.

Attila KOTANYI et Raoul VANEIGEM, « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire », Internationale Situationniste n°6, p.16

210.

ibid., p.17