Un exemple, la révolte et la rupture de la Beat Generation :

Quelques quatre-vingt ans plus tard, lecteurs passionnés de Rimbaud ou de Blake, les jeunes écrivains de la « Beat Generation », en révolte contre la société américaine des années 1940-1950, réactivent la figure des poètes maudits. Allen Ginsberg, dans la longue scansion de son poème Howl, développe une telle image de souffrance, de pauvreté et de misère295 : « J’ai vu les plus grands esprits de ma génération détruits par la folie, affamés hystériques nus, se traînant à l’aube dans les rues nègres à la recherche d’une furieuse piqûre »296. Développant l’un des sens possible du mot « beat », c’est-à-dire la béatitude, il double cette grande précarité d’une dimension spirituelle : « initiés à tête d’ange brûlant pour la liaison céleste ancienne avec la dynamo étoilée dans la mécanique nocturne »297. Ajoutez à cela le jazz, les voyages, le sexe, la folie et ce fracas d’images dans des « phrases sauvages »298, et cette vision s’élève instantanément, par la puissance du verbe, au niveau du mythe, conférant à ce long poème toute sa force et expliquant, en partie, son énorme impact dans les années 1950-1960. La suite du poème reprend et actualise le thème éprouvé de la traversée de la nuit :

‘« qui errèrent et errèrent en tournant à minuit dans la cour du chemin de fer en se demandant où aller, et s’en allèrent sans laisser de cœurs brisés […]
qui disparurent à l’intérieur des volcans mexicains ne laissant derrière eux que l’ombre des blue-jeans et la lave et la cendre de poésie éparpillée dans la cheminée de Chicago »299

Une telle quête spirituelle, celle de cette génération perdue qui se débat dans la nuit du capitalisme américain d’après-guerre, prend toute sa dimension sociale : « qui ont brûlé des trous de cigarettes dans leurs bras en protestant contre la brume de tabac narcotique du capitalisme »300. Cette quête et la misère qui l’accompagne se comprennent, dès lors, comme une forme de damnation sociale à la mesure de cette révolte :

‘« Qui mordirent les détectives au cou et poussèrent un cri aigu de plaisir dans les paniers à salade pour n’avoir commis aucun crime sauf celui de leur propre cuisine et sauvage pédérastie et de leur intoxication »301

Tous les éléments de la grande révolte contre le monde bourgeois sont réunis : le rejet du travail, le voyage, la contestation spirituelle et culturelle et la libération sexuelle. En promulguant ainsi nomadisme, oisiveté, renouvellement culturel et liberté des mœurs, la « Beat Generation » touchait la société dans tous ses fondements : sédentarité et contrôle des populations, ordre moral, développement économique et stabilité culturelle. Qu’elle l’ait voulu ou non, elle était politique et ne pouvait être que marginalisée – à moins qu’elle ne soit récupérée, comme ce sera le cas petit à petit (au grand dépit de Kerouac…). Elle touchait et faisait vaciller certains des piliers les plus solidement établis de l’existence quotidienne. Ginsberg présente ainsi ces poètes maudits en martyrs d’une lutte inégale face à la figure mythique de Moloch, image effroyable et répressive de la société et du pouvoir en place :

‘« Moloch ! Moloch ! Appartements robots ! banlieues invisibles ! trésors squelettiques ! capitales aveugles ! industries démoniaques ! nations spectres ! asiles invincibles ! queues de granit ! bombes monstres ! »302

En 1944, comme l’explique Kerouac, en révolte contre ce monde-là, les premiers « beat » se retrouvent ainsi dans les bas quartiers et, du cœur de leur marginalité, tentent de discerner les contours d’un renouveau social :

‘« Ces mecs, dont la musique était le bop, ils avaient l’air de criminels mais ils ne cessaient de parler des choses que j’aimais aussi, en longues descriptions d’expériences et de visions personnelles, des nuits entières de confessions pleines d’un espoir qui était devenu illicite et avait été réprimé par la Guerre, frémissement, grondement d’une âme nouvelle. »303

Les membres de la « Beat Generation » sont ces « héros souterrains qui s’étaient finalement détournés de la machine à liberté de l’Occident et qui prenaient des drogues, adoraient le bop, avaient des éclairs de lucidité, faisaient l’expérience du dérèglement de tous les sens, parlaient de façon bizarre, étaient pauvres et fiers de l’être, qui prophétisaient un nouveau style pour la culture américaine »304. Cette rupture, décrite par Kerouac, c’est la revendication d’une positivité nouvelle pour sortir des ornières de la civilisation occidentale. En 1958, dans un nouvel effort rétrospectif de « mythification » de l’expérience « Beat », il décrit une génération entière qui fait « oui » de la tête. Au sortir de la guerre, après la Génération Perdue de l’entre-deux guerres aux Etats-Unis, est Beat, selon lui, celui qui « croit qu’il y aura une sorte de justification de toute l’horreur de la vie »305, celui qui affirme et incarne une nouvelle rage de vivre. Si Howl est le récit de cette traversée de la nuit américaine, Sur la route – publié un an plus tard, en 1957306 – est le manifeste involontaire de cette nouvelle attitude face à la vie, résumée ainsi dans quelque page superbe de ce roman :

‘« Les seuls gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne veulent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait : « aaaah ! ». »307

La « Beat Generation » se situe là : entre le désespoir de celui qui se sent perdu dans ce monde de l’ « anti-Poésie », la révolte sombre et « maudite » de celui qui ne veut plus s’y résoudre et la revendication d’une nouvelle rage de vivre et d’une positivité nouvelle. Cette rupture est l’un des termes, au XXème siècle, de ce divorce des poètes et de la société bourgeoise. Kerouac, lui-même, est conscient de cette filiation. Dans les lignes suivant immédiatement cette profession d’inspiration vitaliste, il rattache lui-même cette attitude aux premiers romantiques allemands : « quel nom donnait-on à cette jeunesse-là dans l’Allemagne de Goethe ? »308. Une chose est certaine, dans la France de l’entre-deux guerres, elle avait pour nom, cette fois-ci : surréalisme.

Notes
295.

Rappelons que, dans un premier sens, le mot « beat » signifie « vanné, à la rue »

296.

Howl (1955-56), Christian Bourgois éditeur, Paris, 2005, p.7

297.

ibid.

298.

ibid., p.90

299.

ibid., p.11

300.

ibid.

301.

ibid., p.13

302.

Howl, op. cit., p.25

303.

« Sur les origines d’une génération » (1959), Vraie blonde, et autres, éd. Gallimard, « nrf », Paris, 1998, p.98

304.

« Contrecoup : la philosophie de la Beat Generation » (1958), ibid., p.86

305.

« Agneau, pas lion » (1958), ibid., p.81

306.

Bien qu’écrit en premier

307.

Sur la route, éd. Gallimard, « Folio », Paris, 1972, p.21

308.

ibid.