Une rupture sociale effective :

S’il est un mot étranger au vocabulaire des surréalistes et des situationnistes, c’est bien celui de « compromis », en effet. Pour Breton, au sortir de la Première Guerre mondiale, ça ne fait pas un doute : « il n’y a pas de compromis possible avec un monde auquel une si atroce mésaventure n’avait rien appris »316. Quelques décennies plus tard, le son de cloche est le même pour les situationnistes, eux qui se félicitent « d’avoir résisté aux compromissions qui s’offraient en foule »317. Comme l’écrivent, en 1955, Debord et Wolman, « il est bon d’être fanatique sur quelques points »318. Avec cette société-là, il ne saurait y avoir, selon eux, de ruptures partielles ou incomplètes. Seules prévalent, à leurs yeux, une radicalité sans faille et un extrémisme de tous les instants. A ce titre, ils se méfient de critique « intégrée » comme la sociologie, que Debord épingle en tant que « critique spectaculaire du spectacle »319, ou comme le pop’art, que Breton critique ainsi :

‘« Indiscutablement il cerne les aspects les plus aliénants, les plus nocifs de la civilisation industrielle, mais il ne les dénonce pas explicitement, ce qui prête à croire qu’il s’en accomode, voire à admettre qu’il en participe. »320

La critique, selon eux, doit se confondre avec la négation. Bien entendu, le tout ne produit pas un discours mesuré et on peut, parfois, lui reprocher un certain manichéisme ou quelques caricatures simplistes. Ceci a au moins l’avantage de garantir une cohérence rarement prise en défaut. Le refus des compromis renvoie, chez eux, au souci permanent d’accorder théorie et pratique. Cette intransigeance qu’ils manifestent à propos des autres, ils se l’appliquent à eux-mêmes, ne tolérant, au sein de leurs groupes, aucune discordance entre les actes et les discours. Pour Debord, c’est là un point essentiel : « l’organisation révolutionnaire a dû apprendre qu’elle ne peut plus combattre l’aliénation sous des formes aliénées »321. En d’autres termes, aucune forme de participation ou de pacte avec la société présente ne peut être toléré en son sein. Celui qui s’y engage ne peut le faire à moitié. Il doit commencer par « faire le ménage » dans sa propre vie : toutes amitiés et toutes activités « compromettantes » – y compris alimentaires – sont prohibées. En d’autres termes, il s’agit d’accomplir la rupture jusque dans ses plus intimes conséquences.

Bien sûr, le tout a ses limites et la frontière entre intégrité et pureté est parfois mince. Ainsi, une telle exigence est à l’origine de douloureux « conseils de discipline », telle cette réunion surréaliste du 11 mars 1929, rue du Château, où, comme l’explique Breton, « il fallait bien que l’assemblée commençât par s’assurer de la qualification morale de chacun, si l’on voulait éviter que tel ou tel s’en tînt, comme cela s’était déjà produit, à un engagement purement verbal »322. Sous son aspect le plus positif, c’est un des seuls moyens pour garantir la cohérence de leur projet collectif et pour s’assurer un positionnement clair et précis de chacun. C’est à ce prix que Debord et Wolman peuvent se vanter d’une mise en accord totale de leur vie et de leurs principes :

‘« Ce que nous trouvons de plus valable dans notre action, jusqu’à présent, c’est d’avoir réussi à nous défaire de beaucoup d’habitudes et de fréquentations. On a beau dire, assez rare sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs jugements. »323

Pour les surréalistes et les situationnistes, soutenir une théorie révolutionnaire, c’est soutenir, en même temps, une pratique révolutionnaire.

A la base de ce projet révolutionnaire, il y a donc un divorce profond et irréductible de chacun avec la société bourgeoise, le refus acharné de s’insérer dans ses structures. C’est ce que garantit Breton à propos du surréalisme :

‘« Tout ceux de qui va dépendre l’essor du mouvement durant des années au moins auront renoncé à s’insérer dans une structure sociale qu’ils condamnent. A quelques difficultés personnelles que cela les expose, ils se reconnaîtront à ce qu’ils vont les mains libres. »324

Tout ceux qui, d’une façon ou d’une autre, auront transigé avec cette règle seront systématiquement exclus de ces groupes. Les exemples abondent. Bien que membre fondateur du mouvement, Soupault n’échappe pas, au milieu des années 1920, aux critiques les plus acerbes concernant ses activités « mondaines » et littéraires, notamment le contrat qu’il signe avec Grasset et sa candidature au prix Goncourt. De la même façon, Dali est exclu du groupe, entre autres, pour son goût des mondanités et sa fascination pour l’argent. Il y a, bien sûr, quelques exceptions (Aragon, au tournant des années 1930, fréquente bien certains lieux de la « haute société » et ne fut pas exclu pour autant) mais, de façon générale, ces quelques exemples traduisent la discipline interne, souvent intransigeante, qui anime ces groupes.

En leur sein, le refus d’insertion sociale passe, en premier lieu, par un refus du travail salarié. C’est là le rejet conséquent d’un des piliers du système bourgeois et, en même temps, le premier geste cohérent d’un refus de sacrifier les exigences d’une existence passionnelle aux contraintes d’une vie réglée par les ordres d’un patron. Bien entendu, un tel choix entraîne, inévitablement, une certaine forme de précarité, voire de misère. A ce sujet, les difficultés financières, dont témoigne Vaneigem, sont un exemple parmi bien d’autres : licencié très vite de son métier initial de professeur pour une aventure amoureuse avec une étudiante de 20 ans, il explique avoir « vécu dès lors d’expédients »325 et n’avoir « jamais cessé de [se] trouver sous la menace de l’argent, ne sachant sur quel pied danser pour le gagner sans [s’]avilir »326. Acculés par le véritable chantage à la survie qu’impose le travail, tous se sont retrouvés, souvent durablement, confrontés à ce que, plusieurs décennies plus tard, les auto-proclamés « Chômeurs heureux » ont appelé « la recherche des ressources obscures »327 : « vol dans les grands magasins, […] astuces d’une rentabilité aléatoire et […] laborieux magouillages »328. Le financement de leurs activités restera, jusqu’au bout, un incessant problème. Bien souvent, le solution provient de l’entraide ou de la protection de quelque riche mécène. Debord, par exemple, sera successivement aidé par sa première femme, Michèle Bernstein329, par son ami Asger Jorn330 et par le riche producteur et éditeur Gérard Lebovici.

Logiquement, une telle volonté de rupture, manifestée avec autant de véhémence, ne pouvait rencontrer, en retour, que l’hostilité et la défiance de l’autorité et de ses relais. Dans ces années-là, comme en témoigne Thirion, « l’hostilité du milieu social atteignait une force dont ceux qui ne l’ont pas subie ne peuvent se faire aucune idée »331. Cette situation-là, les situationnistes la connaissent à leur tour, quelques années plus tard. En juillet, alors que le premier numéro de l’Internationale Situationniste n’est sorti que depuis un mois, Debord est convoqué et interrogé par la police qui s’inquiète des activités de l’I.S. et de son absence de statuts légaux. Ce genre d’arrestation et d’interrogatoire, Debord en connaîtra bien d’autres, notamment après les évènements de 1968. Cependant, c’est à l’occasion de l’assassinat de Gérard Lebovici que l’hostilité envers lui se déchaîne le plus. Rapidement, sans la moindre preuve et bien qu’il soit très vite disculpé par la police, la presse s’acharne contre lui le présentant comme le principal suspect de l’affaire. La réponse intraitable de Debord à tous ses accusateurs, dans Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici puis dans Cette mauvaise réputation…, témoigne du cercle vicieux dans lequel sont pris les avant-gardes et leurs détracteurs : à mesure que l’hostilité du milieu social grandit face à l’attitude provocatrice et scandaleuse de ces avant-gardes, celles-ci, en retour, se radicalisent encore plus. La rupture et le divorce s’aggravent. Les positions se crispent et les tranchées se creusent. Bientôt, c’est une guerre ouverte entre eux et la société.

Notes
316.

Entretiens, op. cit., p.45

317.

« Maintenant l’I.S. », Internationale Situationniste n°9, août 1964, p.3

318.

« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.184

319.

La Société du spectacle,op. cit., p.189

320.

« Entretien avec Guy Daumur » (1964), Perspectives cavalières, éd. Gallimard, « L’Imaginaire », Paris,1996, p.249

321.

La Société du spectacle, op. cit., p.120

322.

Entretiens, op. cit., p.150

323.

« Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch n°22, 9 septembre 1955, op. cit., p.184

324.

Entretiens, op. cit., p.104

325.

Le Chevalier, la dame, le diable et la mort (2003), éd. Gallimard, « Folio », Paris, 2005, p.115

326.

ibid., p.111

327.

Manifeste des chômeurs heureux (1996), éd. Le Chien rouge, Marseille, 2006, p.39

328.

R. VANEIGEM, Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.111

329.

Cette dernière travaille, tour à tour, dans le monde de l’édition et de la presse. Elle publie deux romans, en guise de canular, par simple souci alimentaire et tente, un moment, d’ouvrir un bar.

330.

Celui-ci finance la revue situationniste et les premiers films de Debord

331.

Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.510