La Tour d’ivoire des poètes :

Au milieu du XIXème siècle, perdus dans un monde bourgeois méprisé, un certain nombre de poètes définissent, en effet, la Poésie comme le sanctuaire assiégé des valeurs morales, du Beau, du raffinement et du goût, de la spiritualité et d’un certain sens de la grandeur et de l’élégance. Face à la trivialité et à la vulgarité insupportables de nos sociétés capitalistes, ils cultivent une logique de type aristocratique. Au milieu d’un siècle qu’Oscar Wilde jugeait « certainement le plus imbécile et le plus prosaïque »343, un siècle où règnent « le commercialisme brutal de l’Amérique, son esprit matériel, son indifférence au côté poétique des choses, son manque d’imagination et de hauts idéals inattingibles »344, se développe une forme de culte élitiste de l’Art dont les dandys sont la plus parfaite incarnation. Cette caste hautaine qui se constitue alors, éprise de distinction et du besoin de s’élever au-dessus du « commun », Baudelaire la définit ainsi : « tous sont des représentants de ce qu’il y a de meilleur dans l’orgueil humain, de ce besoin, trop rare chez ceux d’aujourd’hui, de combattre et de détruire la trivialité ». Ils forment « une espèce nouvelle d’aristocratie »345 : celle de l’esprit. Ils traînent, dans leur époque, un air supérieur et blasé, « par politique ou raison de caste »346, marque manifeste de leur mépris du réel. A la « valeur travail » qu’impose la bourgeoisie, ils opposent une oisiveté totale ; au règne de l’utilitaire, le commerce des choses de l’esprit ; à la démocratie naissante, la nostalgie aristocratique ; au nivellement par le bas, le raffinement et l’entretien de leur personne dans un souci permanent d’originalité ; et, enfin, aux considérations bassement matérielles ou, pire, à la consommation culturelle, le culte du Beau et de sa rareté.

Le personnage de Des Esseintes, qu’imagine Huysmans dans son roman À Rebours, est un exemple frappant de ce type-là. Sans affinité avec la société entière et ré-affirmant sans cesse son mépris accru de l’humanité, convaincu que « le monde est, en majeure partie, composé de sacripants et d’imbéciles »347, ce dandy s’enferme dans une solitude misanthrope et rêve de se retrancher dans un lieu préservé « loin de l’incessant déluge de la sottise humaine »348. Il se retire alors du monde et s’enferme dans une « tour d’ivoire » esthète où, loin de tout, il peut enfin s’adonner exclusivement au culte et au raffinement du Beau. S’entourant des plus belles œuvres possibles et apportant un soin maniaque à l’agencement de son intérieur, il s’enferme, avec la discipline d’un moine, dans ce temple entièrement dédié à l’Art. Ce faisant, Des Esseintes tente de s’arracher à la pauvreté de son réel. Il cherche dans l’art une émotion esthétique capable de le transporter vers une sphère supérieure :

‘« Il voulait aller avec elle, grâce à elle, comme soutenu par un adjuvant, comme porté par un véhicule, dans une sphère où les sensations sublimées lui imprimeraient une commotion inattendue et dont il chercherait longtemps et même vainement à analyser les causes. »349

La maladie qui l’envahit progressivement dans cette sphère mortifère finit par le contraindre, non sans horreur, à quitter sa retraite : « ainsi, sa béatitude était finie ! ce havre qui l’abritait, il fallait l’abandonner, rentrer en plein dans cette intempérie de bêtise qui l’avait autrefois battu ! »350. Sa tentative de fuite, l’expérience de la « tour d’ivoire », se conclut par un échec. Elle témoigne d’une certaine forme de « mal du siècle », d’un pessimisme radical, désespoir noyé de nostalgie auquel il ne reste comme issue, si cette fuite dans l’esthétique échoue, que les soulagements du suicide ou les vapeurs de la religion, comme le souligne Barbey D’Aurevilly. Une telle révolte anti-bourgeoise et anti-capitaliste, fondée uniquement sur une critique du déclin spirituel et esthétique de l’époque, loin de déboucher sur une attitude politique révolutionnaire conséquente, s’enferme ainsi dans un individualisme blasé, méprisant, élitiste et, surtout, sans espoir. La critique marxiste adressée à l’idéalisme dandy s’avère ainsi pertinente : une telle position, hostile à toute forme d’action politique, est le plus souvent réactionnaire ou, au mieux, évoque un anarchisme « artiste » de bon aloi et sans application concrète.

Cette position-là ne fut jamais réellement celle des surréalistes et, encore moins, celle des autres avant-gardes du XXème siècle. Ce culte de la « tenue », cette élégance et cette pureté affichées de type aristocratique, ce raffinement de la forme et de l’expression, cet attachement élitiste à un « art difficile et sacré », n’en ont pas moins marqué les jeunes années de Breton. Il rappelle ainsi, dans ses Entretiens, sa fascination première pour le symbolisme et sa « noblesse d’expression », pour le refus de compromission de ces poètes ainsi que pour leur souverain dédain vis-à-vis du grand public, eux qui « étaient au-dessus de cela »351. Plusieurs décennies après, il retient précisément de leur expérience cette notion de sanctuaire. Comme il l’explique, avec eux, « un ensemble de valeurs essentielles étaient préservées, mises à l’abri de toute souillure »352. La guerre, cependant, va vite faire voler en éclat toutes les tours d’ivoire existantes. Durant leurs premières années, de 1919 à 1925, les surréalistes n’en perpétuent pas moins l’idée d’un sanctuaire où se ressourcer et préserver un ensemble de valeurs dites supérieures. Ce sont seulement les idoles qui changent : au Beau et au culte de l’esthétique succède l’exaltation des domaines du rêve et de l’imaginaire. La désertion prend, dès lors, une orientation toute différente : elle se tourne désormais vers « l’intérieur ».

Notes
343.

« La Décadence du mensonge », Intentions (1891), éd. Stock, Paris, 1905, p.54

344.

ibid., p.30

345.

« Le Peintre de la vie moderne » (1868), Critique d’art, éd. Gallimard, « Folio Essais », Paris, 1992, p.371

346.

ibid., p.351

347.

A Rebours,op. cit., p.83

348.

ibid., p.84

349.

ibid., p.296

350.

ibid., p.340

351.

Entretiens,op. cit., p.19-20

352.

ibid., p.20