c) Une Posture d’agression :

1. La Tentation du terrorisme révolutionnaire :

Terrorisme et « propagande par le fait » :

A la fin du XIXème siècle, en effet, le terrorisme politique fut la tentation coupable du socialisme et, en particulier, de l’anarchisme. Les années 1892-1894, appelées « ère des attentats », constituent l’exemple le plus marquant d’un tel passage à l’acte. Des premiers attentats de Ravachol – vite arrêté et exécuté – jusqu’à l’assassinat du président de la République Sadi Carnot le 24 juin 1894, une série d’actes violents secouent la France, sans auteur ni autre but révélés que celui d’ébranler la société et de fournir à l’anarchisme un pré-texte pour l’exposition de ses idées,. Ces évènements, qui provoquent en retour les lois dites « scélérates » de 1893-1894, sur la liberté de la presse et le droit d’association ainsi que le fameux « procès des Trente » d’août 1894, s’inscrivent dans la lignée d’une théorie de la « propagande par le fait » développée dans les milieux anarchistes au tournant des années 1870-1880 et vite rejetée par la plupart d’entre eux dès 1882. Comme le rappelle Uri Eisenzweig dans son étude Fictions de l’anarchisme, la primauté de l’expression reviendrait à l’anarchiste italien Andrea Costa, en juin 1877, lors d’une conférence, prenant pour exemple « la banda del Matese ». L’expression est amplifiée, deux mois plus tard, dans un article de Paul Brousse, intitulé précisément « La Propagande par le fait ». C’est cependant le prince russe émigré, Pierre Kropotkine, qui développe le plus cette idée. Comme il l’affirme en décembre 1880, « le fait ayant engendré l’idée révolutionnaire, c’est encore le fait qui doit intervenir pour en assurer la généralisation » ou encore « notre action doit être la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite »381. Pour Bakounine, comme il l’explique en octobre 1873, « le temps n’est plus aux idées, il est aux faits et aux actes »382. S’appuyant sur l’arrière-fond d’un rejet anarchiste des médiations et des représentations, l’idée est la suivante : tandis que le langage révèle son impuissance à intervenir dans les mondes des faits, il s’agit de s’affirmer publiquement par des actes possiblement violents et illégaux, de mettre en avant par ce biais les principes socialistes et de tenter de provoquer, par un ensemble de gestes radicaux et exemplaires, un mouvement d’insurrection général. Une telle théorie est, néanmoins, vite rejetée par les milieux anarchistes, y compris par Kropotkine lui-même, au prétexte qu’« un édifice basé sur des siècles d’histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d’explosifs »383. L’image de l’anarchiste-poseur de bombe, violemment actualisée vingt ans plus tard, n’en reste pas moins durablement imprimée dans l’imaginaire collectif et ressurgit régulièrement sur la scène publique, de « l’ère des attentats » aux mouvements terroristes des années 1970-1980, dans le cadre sans cesse re-justifié de la lutte armée et de la violence révolutionnaire.

Ce discours-là, à plusieurs reprises, un certain nombre de poètes ou d’avant-gardes l’ont rejeté sans ambiguïté possible. Dès la fin du XVIIIème siècle, Hölderlin, à travers le personnage d’Hypérion, marque avec netteté une telle distance. Au cours de sa trajectoire alternativement révoltée et désespérée, ce personnage croise, en effet, un groupe de révolutionnaires violents, les amis d’Alabanda, au discours autoritaire et guerrier suivant :

‘« Nous sommes là pour nettoyer la terre, […] nous jetons les pierres hors du champ, […] nous brisons à la houe les mottes trop dures, […] nous creusons des sillons à la charrue, […] nous empognons l’ivraie à la racine, […] nous la tranchons à la racine, […] nous l’arrachons avec la racine, afin qu’elle flétrisse au feu du soleil. »384

Un moment tenté de les rejoindre, Hypérion rejette vite les amis d’Alabanda et leurs discours autoritaires et, avec eux, renonce à « régner avec les maîtres du monde, hurler avec les loups »385. D’une façon plus explicite, l’Internationale Situationniste, tout en revendiquant une certaine forme de « propagande par le fait » dénuée de violence, critique à plusieurs reprises « la pente savonneuse du terrorisme »386. Selon Vaneigem, un tel positionnement n’allait pas sans un travail sur soi. Il raconte, en effet, combien, dans sa jeunesse, il put être animé d’une véritable rage de destruction. Dans le roman Germinal de Zola, c’est à l’anarchiste Souvarine qu’il s’identifiait. Cette fureur vengeresse et cette haine féroce « pour les nobles, les riches, les gens de titres et de morgue »387, cette « vocation d’ange exterminateur »388, il avoue ne l’avoir perdue que tardivement. Comme il l’explique en 2003, il lui a fallu « du temps pour découvrir que le combat pour l’humain prêtait à [sa] lutte en faveur de l’innocence opprimée une cohérence dans laquelle [il aurait] eu quelque peine à faire entrer les vastes cimetières du Grand Soir »389. Son raisonnement est simple : le terroriste ou le nihiliste, utilisant la violence pour combattre les injustices et le pouvoir en place, se bat avec les armes de l’ennemi et finit, au nom du vivant, par être gangrené par la mort. Comme il l’explique, « l’ironie des pouvoirs qui intoxiquent l’existence, c’est que leur poison s’instille au cœur même des défenseurs de la vie »390. Tout en prétendant mettre à mal la société d’exploitation et le règne du mort sur le vivant, le terrorisme révolutionnaire obéit en réalité à un même mépris du vivant et à une même logique de domination. Ainsi sa conclusion est sans appel : « je refuse de me détruire en détruisant ce qui me détruit »391.

La trajectoire décrite par Vaneigem est exemplaire. Elle traduit, in fine, le positionnement de quasiment tous les acteurs d’une « révolution de l’existence quotidienne » : le rejet sans ambages de la violence aveugle et du terrorisme mais aussi cette tentation et cette fascination initiales pour une telle forme d’activisme, cette sorte de rage qui les anime et les confronte sans cesse à leurs propres positionnements éthiques. Avant toute forme explicite de rejet du second par le premier, il y aurait une sorte de correspondance et de fascination entre le poète et le terroriste. Rien ne le montre avec autant d’évidence, comme nous allons le voir, que l’attitude d’un grand nombre de poètes symbolistes, Mallarmé en tête, lors de la série d’attentats des années 1892-1894.

Notes
381.

Cité par Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2001, p.73

382.

Fictions de l’anarchisme, op. cit., p.82

383.

ibid., p.77

384.

Hypérion, op. cit., p.86

385.

ibid., p.91

386.

René VIENET, « Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art », Internationale Situationniste n°11, octobre 1967, p.33

387.

Le Chevalier, la dame, le diable et la mort, op. cit., p.23

388.

ibid., p.27

389.

ibid.

390.

ibid., p.201

391.

ibid.