La Décomposition des formes artistiques et le thème de la fin de l’Art :

Pour bien comprendre une telle position, il nous faut revenir un peu en arrière. Depuis la fin du XIXème siècle, le monde des arts novateurs semble, en effet, être entré dans une phase de transformation et de révolution de ses formes et de ses représentations. Tandis que les formes dominantes des Beaux-Arts, soutenues par le public bourgeois, continuent de « s’accrocher » à un ensemble de résidus traditionnels (aggravant ainsi la rupture avec les avant-gardes), la novation en art entre dans une phase d’expérimentation à tout va. Faisant fi de tous les canons esthétiques passés et de toutes les formules héritées, le thème de la nécessaire modernité de l’art fait son apparition. Sur le modèle de l’art « Merz » inventé par K. Schwitters, les artistes d’avant-garde exigent « la libération de toute contrainte afin de pouvoir former artistiquement »490. Tout étant remis à plat, tout art est rendu à la potentialité infinie de ses moyens et de ses matériaux. Un tel développement créatif a pour conséquence d’entraîner un processus de décomposition accéléré des formes artistiques traditionnelles. Si l’on cantonne nos observations au seul domaine poétique, tandis que les poètes symbolistes ont libéré le vers, les futuristes russes et italiens prétendent, eux, libérer les mots. La conception du poème évolue progressivement de l’agencement classique d’un discours versifié à une composition picturale de la page ou à un agencement sonore abstrait. La syntaxe y est disloquée, l’orthographe niée, tandis que le mot est mis en avant en fonction de sa valeur graphique ou phonétique. Quasi-simultanément, en Italie, Marinetti propose de développer le « motlibrisme » tandis que Khlebnikov ou Kroutchenykh introduisent en Russie un langage abstrait appelé « zaoum ». Quelques années plus tard, Dada pousse encore plus loin la décomposition du langage poétique traditionnel et, renonçant à toute ambition expressive, fait basculer la langue dans un non-sens généralisé. Parmi les surréalistes, Desnos poursuit d’une façon tout aussi radicale cette expérience. Dans l’ensemble des poèmes rassemblés dans le recueil Langage cuit, Desnos met en place un grand nombre de procédés d’écriture qui contribuent à faire déraper la langue et à perturber la transparence langagière. Par l’emploi de tautologies telles « cieux célestes », « terre terrestre » ou « angoissante angoisse »491, il la fait tourner à vide telle une mécanique enrayée. En outre et, ce, contrairement aux recommandations de Breton dans son Introduction au discours sur le peu de réalité, il touche à la grammaire et à la conjugaison (« je connaîtrons cette femme idéale »492 par exemple) ainsi qu’à la syntaxe, remplaçant parfois un verbe par un mot (« je cristal à peine ciel-je à son regard qui fleure vers moi »493). A ces premiers éléments, il faut encore ajouter les procédés suivants :

On en conviendra, les Belles-Lettres et la clarté de la langue ressortent on ne peut moins vaillantes d’un tel jeu de massacre. Des premières expériences de Raoul Hausmann, Hugo Ball ou Kurt Schwitters jusqu’aux lettristes, elles allaient pourtant subir un phénomène de décomposition encore plus radical, la lettre étant à son tour libérée du mot pour entrer, isolée, dans la composition de poèmes purement lettriques ou phonétiques. Que reste-t-il donc de la « grande » poésie savourée en esthètes, partagée entre initiés, lorsqu’un poème s’écrit désormais :

‘« W W
P B D
Z F M
R F R F
T Z P F », etc.504

Nous touchons là le stade ultime de la décomposition du matériel poétique, au moment où la langue sombre dans l’illisible ou l’aléatoire d’une suite de signes dépourvu de sens. A quelques années à peine de distance, Isidore Isou et les situationnistes interprétent, chacun à leur manière, le sens et les perspectives d’une telle évolution de la poésie et des arts en général en l’intégrant dans une présentation historique formalisée et conceptualisée.

Selon Isou, tel qu’il l’explique dans son Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1942-1947), tout système créatif, qu’il s’agisse de structures politiques ou de la poésie, évolue logiquement de ce qu’il appelle sa phase amplique, c’est-à-dire son moment plein où ne se posent pas encore de problèmes d’individualité ou d’originalité artistiques, à son stade ciselant qui est le moment où toute création devient autotélique et celui où elle entre dans sa phase de décomposition. Tandis que dans l’amplique, la poésie est un débordement épique et exprime une voix collective, dans le ciselant, elle devient un exercice individuel et constitue pour elle-même son propre sujet. Si la phase amplique de la poésie s’achève, selon lui, avec Victor Hugo, sa phase ciselante commencerait avec Baudelaire. Le mouvement de décomposition serait alors le suivant : Baudelaire aurait détruit l’anecdote au profit de la forme poétique, Verlaine la forme poétique au profit du vers, Rimbaud le vers au profit du mot, Mallarmé le mot au profit du son et Tzara le mot au profit de rien. Isou, cependant, ne se satisfait pas d’une telle fin de l’art. Il propose ainsi de fonder un nouvel amplique en sauvant la lettre du mot et de composer, à partir de là, un nouvel alphabet et un nouveau langage.

L’interprétation des situationnistes est quelque peu différente de celle d’Isou505. Comme ce dernier, ils considèrent que, dès le milieu du XIXème siècle, les arts sont entrés dans une phase de décomposition trouvant son terme au XXème siècle. Pour eux, les années 1950 sont celles de la mort de l’art moderne. Que l’on parle de poésie, de peinture, de cinéma ou de musique, le point extrême d’autodestruction et de dissolution de tous les arts aurait été atteint. A l’appui de cette démonstration, l’I.S. ne manque pas d’exemple : comment dépasser, en effet, en peinture, le « carré noir sur fond blanc de Malevitch » ou les monochromes de Yves Klein, en musique, les deux minutes trente de silence de John Cage ou la symphonie monotone du même Klein et, en poésie, les poèmes de lettres de Dada ou des lettristes ? Quand bien même le point final de tel ou tel art n’aurait pas encore été posé, ils s’en chargent eux-mêmes. En littérature, Debord prétend pousser ainsi, avec Mémoires, en 1958, cet art jusqu’à sa destruction définitive en proposant une œuvre entièrement composée de phrases et d’éléments empruntés à des œuvres du passé. En cinéma, en 1952, à la suite du Traité de bave et d’éternité d’Isou et de L’Anticoncept de Wolman, il tente de faire de même avec son « film » Hurlements en faveur de Sade en offrant pour tout spectacle une alternance d’écrans blancs et d’écrans noirs accompagnés de vingt minutes de dialogues entrecoupés de très longs silences qui, cumulés, représentent une heure dix de film. Debord peut ainsi clore fièrement l’histoire du cinéma (pensait-il…) : « il n’y a pas de film. Le cinéma est mort – il ne peut plus y avoir de film – passons, si vous voulez, au débat »506, à moins que ce ne soit carrément de l’Art lui-même qu’il entende proclamer la fin : « depuis 1954 on n’a jamais plus vu paraître, où que ce soit, un seul artiste auquel on aurait pu reconnaître un véritable intérêt »507. Chaque arts ayant déjà atteint son point ultime, n’étaient-ils pas tous condamnés à se répéter, les « novateurs modérés » rejoignant peu à peu « les positions où se trouvaient, il y a déjà huit ou dix ans, les extrémistes réprouvés », tel Robbe-Grillet qualifié ici d’ « Isou timide »508 ? L’art ne s’est bien entendu pas arrêté mais, pour Debord, il a cessé de présenter le moindre intérêt. Il y avait donc un malentendu dans l’accord initial entre Isou et lui : tandis que le premier conçoit le lettrisme comme le renouvellement et la renaissance de la poésie et des arts vers un nouvel amplique, Debord le considère, pour sa part, comme le stade terminal de l’art, en attente d’une praxis nouvelle qui sache le dépasser. Ce dernier point est essentiel. Pour bien le comprendre, il faut remonter aux raisons même de la décomposition des formes artistiques du point de vue des situationnistes. Pour l’I.S., la culture et les arts se sont décomposés dans la mesure où ils se sont avérés incapables de se dépasser « sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures »509. En d’autres termes, à quoi bon écrire encore des romans, faire des films ou peindre des tableaux, alors qu’on pourrait se servir de tous les éléments apportés par la technique au service de l’élaboration de situations, c’est-à-dire de « moment[s] de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’évènements »510 ? L’art ne peut plus se contenter de représenter seulement une vie qui soit à la hauteur de nos désirs, il doit participer à son instauration effective et donc se réaliser, c’est-à-dire transposer tout son potentiel de créativité dans l’existence quotidienne. Pour les situationnistes, si l’art, au cours du XXème siècle, tend vers sa disparition en tant que tel, il doit évoluer, en même temps, vers sa réalisation et son dépassement en tant que praxis. C’est à l’aune d’une telle analyse qu’ils jugent les avant-gardes les ayant précédés, tels Dada ou le surréalisme. Tandis que les premiers, tout en portant l’art jusqu’à son point ultime de décomposition, auraient échoué à dépasser et donc à réaliser l’art, les seconds seraient coupables d’avoir voulu le réaliser sans le supprimer. C’est là, cependant, que les situationnistes – Debord en tête – se trompent dans leur interprétation du mouvement de l’histoire de l’art et notamment de la place qu’y occupent les surréalistes : la décomposition des moyens formels de l’art bourgeois n’obéit pas forcément à une volonté d’en finir avec l’art, en tant que tel, mais bien plus à celle d’en finir avec la forme de pensée et de sensibilité qu’ils commandent. Tous se s’accordent néanmoins, au terme de cette critique active du système bourgeois des Beaux-Arts, dans un même désir d’articuler et d’identifier ensemble l’art et la vie – que ce soit en réalisant l’art dans la vie ou en révolutionnant ses apparences sensibles par une entreprise de poétisation du réel. Il s’agit, comme nous allons le voir, d’assurer la dimension existentielle de la pratique artistique et donc d’en finir avec une conception de l’art comme activité purement contemplative, passive et séparée.

Notes
490.

I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.15

491.

Œuvres complètes, éd. Gallimard, « Quarto », Paris, 1999, p.528

492.

ibid., p.532

493.

ibid., p.530

494.

ibid., p.532

495.

ibid., p.528

496.

Œuvres complètes, op. cit., p.529

497.

ibid., p.530

498.

ibid., p.531

499.

ibid.

500.

ibid., p.532

501.

ibid., p.534

502.

ibid., p.535

503.

ibid., p.536

504.

K. SCHWITTERS, « Poésie de Lettres » (1922), I (manifestes théoriques et poétiques), op. cit., p.31

505.

Il faut rappeler, à ce sujet, que Debord fit ses premières armes au sein d’une fraction dissidente du lettrisme

506.

Hurlements en faveur de Sade (1952)

507.

« Préface » (1985), Potlatch (1954-1957), op. cit., p.9

508.

G. DEBORD, « Encore un effort si vous voulez être situationnistes », Potlatch n°29, 5 novembre 1957, ibid., p.271

509.

« Définitions », Internationale Situationniste n°1, décembre 1958, p.14

510.

« Définitions », Internationale Situationniste n°1, décembre 1958, p.13