b) Langage et systèmes de représentation

Réel et représentation :

L’un des éléments de base de la philosophie de tous ces poètes est le suivant : il n’y a pas de réel qui s’appréhende en dehors d’une représentation. Toute réalité est vécue en fonction d’un système symbolique structurant la vie individuelle et sociale des hommes. Qui peut nier, en effet, que deux individus issus de milieux culturels très différents – mettons un européen aujourd’hui et un indien d’Amazonie n’ayant jamais eu le moindre contact avec la civilisation occidentale – placés dans un même environnement et observant les mêmes choses, évolueront pourtant dans deux réalités totalement différentes585 ? Nous retrouvons ce type de décalage dans les représentations à tous les niveaux. Chaque groupe social constitué est soudé par un ensemble de valeurs, une forme de sensibilité particulière et un ensemble de représentations mentales singulières pouvant différer plus ou moins d’avec un autre groupe. Au fondement même de toute société comme de toute conscience individuelle, il y a un système symbolique, une structure particulière de pensée qui détermine une certaine forme de sensibilité, un système de places et de valeurs, un ensemble de fonctions et de relations, c’est-à-dire une façon de poser le monde et de se positionner par rapport à lui, en bref, tout ce qui caractérise un système général de représentation. Selon Jacques Rancière, ce système définit à la fois un « partage du sensible », c’est-à-dire ce qui « donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qu’y définissent les places et les parts respectives »586, et une « esthétique première », c’est-à-dire « un système des formes a priori déterminant ce qui se donne à ressentir », « un découpage des temps et des espaces, du visible et de l’invisible, de la parole et du bruit qui définit à la fois le lieu et l’enjeu de la politique comme forme d’expérience »587. La combinaison de ces deux éléments permet d’établir un ordre. Elle permet de déterminer et d’organiser un ensemble de rapports et de positions à la fois entre chaque individu composant un groupe social et, en un sens plus psychologique, entre chaque individu et son monde (ce, à commencer par la propre conscience qu’il acquiert de lui-même).

La plupart de ces représentations sont cependant à ce point ancrées en nous et constitutives de notre manière d’être, de penser et de sentir, qu’elles sont, la plupart du temps, inconscientes. Nous sommes là au cœur d’un non-dit, d’un inconscient social et d’un système dont l’efficience repose précisément sur cette inconscience. C’est parce qu’il n’existe pas de doute quant à l’accord entre la chose et sa représentation, parce qu’il n’existe aucune forme de remise en question de l’ensemble de la structure symbolique qui assure une stable représentation du réel, que l’ordre est maintenu. En d’autres termes, un tel ordre ne peut s’établir qu’en s’effaçant derrière l’évidence d’un « ça va de soi ». Il implique la suppression du doute et, par conséquent, l’occultation profonde de l’arbitraire de sa nature et de ses fondations. Ce non-dit, cet inconscient à la fois social et individuel, c’est pourtant précisément ce que, depuis le romantisme allemand, un certain nombre de poètes et de penseurs s’attachent à mettre en évidence. Si la culture, selon l’expression d’Artaud, est « un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie »588, remettre en question l’ensemble de la culture de la civilisation occidentale, c’est remettre en question l’ensemble des représentations et les moyens d’ « exercer la vie » qui sont les nôtres. Ce faisant, c’est retourner la pensée sur elle-même, en démonter les mécanismes afin de comprendre et d’analyser son fonctionnement. La réflexion n’est-elle pas le fondement même de la démarche romantique ? Selon eux, en effet, c’est le mouvement même de la conscience : certes, toute pensée est pensée de quelque chose mais, lorsqu’elle se fixe sur un contenu, c’est avant tout elle-même qu’elle reprend comme contenu dans une nouvelle forme (conscience, savoir, etc.). A un second niveau, elle renvoie à un effort de compréhension et de saisie des formes de pensées elles-mêmes. Pour Novalis, comme pour les frères Schlegel, ce renversement sert à mettre en évidence la façon dont toute pensée se produit et, ce, quel que soit son domaine d’application. Ainsi, pour eux, toute poésie est en même temps poésie de la poésie et toute philosophie une tentative « pour découvrir le philosopher »589. En termes marxistes, on peut dire que toute la pensée romantique vise à mettre en évidence les infrastructures de la pensée. Ce faisant, toute l’histoire de la pensée en est modifiée. Ce sont les mécanismes mêmes de formation de toute pensée qui les s’intéressent plutôt que ses contenus, le processus même de symbolisation et de structuration de ces représentations plus que la nature de nos représentations. Au cœur de ce travail, un élément nous intéresse particulièrement : le rôle du langage et de la poésie au sein de ce mécanisme.

Notes
585.

Le français percevra le milieu qui l’entoure, suivant ses propres présupposés, soit comme un environnement hostile soit comme un espace exotique tandis que notre indien associera lui, peut-être, tel arbre à une puissance sacrée, par exemple, le tout selon un paradigme complètement distinct de celui d’un occidental d’aujourd’hui.

586.

Le Partage du sensible, op. cit., p.12

587.

ibid., p.13-14

588.

Le Théâtre et son double, op. cit., p.15

589.

NOVALIS, Le Monde doit être romantisé, op. cit., p.9