6. Une Philosophie de la perte et de la reconquête

La Nostalgie de l’état de nature :

Des romantiques allemands aux surréalistes, la plupart des mouvements poétiques sont, en effet, marqués par la nostalgie d’une unité première perdue. Le thème de la « vraie » vie disparue les porte, très souvent, vers une rêverie mélancolique sur le thème de l’âge d’or originel. Avant le temps de la division, de la séparation de l’homme d’avec la nature, avant la scission de l’humain entre raison et sensibilité, il aurait existé, nous disent ces poètes, un temps heureux où tout communiquait avec tout en parfaite harmonie, un temps où la matière et l’esprit ne faisaient qu’un, un temps où l’homme ne se comportait pas en étranger ou en prédateur face au monde. Ce rêve, on le trouve chez le jeune Rimbaud de Credo in unam comme chez le futuriste russe Vélimir Khlebnikov. Il motive, à lui seul, l’intérêt des surréalistes pour les sociétés dites primitives et leurs arts. A travers les papous de Nouvelle-Guinée auxquels s’intéresse Jacques Viot, dans Le Surréalisme au service de la révolution, c’est ce temps d’avant la division qu’ils tentent de mettre en valeur, par exemple. D’eux, nous dit-on, « ils sont complets. Ils n’ont pas à se perfectionner », ils ont fait « amitié avec le mystère. Et ils en vivent »858. Leur univers est un et imprégné par leur imaginaire :

‘« Ils prennent une pierre. C’est une pierre de mystère. Cette pierre a une réalité qui se prolonge dans l’extra-sensible, non pas un double, non pas une autre réalité dont elle serait l’apparence, mais une seule et même réalité. Autrement dit, matière et esprit ne font qu’un. »859

Leur art témoigne de l’unité existante, en eux, de la perception et de la représentation, de leur intimité avec la nature et de leur sens de la totalité. Face à leurs œuvres, une terrible nostalgie envahit alors Breton :

‘« Face aux œuvres de cet art, nous découvrons que nous sommes perdus, qu’en nous l’essentiel, même douloureux, même contradictoire, même informe, est enseveli sous l’excès de ses conquêtes [de la pensée magique primitive] et de l’exploitation de ses conquêtes. »860

Ce thème de l’âge d’or initial, c’est pourtant chez les romantiques allemands qu’il se manifeste de la manière la plus évidente. L’Hypérion d’Hölderlin s’ouvre ainsi sur la déploration et le tableau d’un état de nature perdu :

‘« Ne faire qu’un avec toutes choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature, tel est le plus haut degré de la pensée et de la joie, la cime sacrée, le lieu du calme éternel où midi perd sa touffeur, le tonnerre sa voix, où le bouillonnement de la mer se confond avec la houle des blés. »861

De la même façon, le roman Henri d’Ofterdingen de Novalis retrace le souvenir idéalisé de « temps anciens où les bêtes, les arbres et les rochers conversaient, dit-on, avec les hommes »862, d’un monde où « la nature entière a dû être plus vivante et plus douée de sensibilité qu’elle ne l’est de nos jours »863. Cette époque-là, cette enfance de l’humanité, les romantiques allemands la situent souvent dans la Grèce antique. C’est sur les ruines des temples grecs qu’Hypérion s’attache à ressusciter son souvenir : « c’était alors une vie divine, où l’homme était le centre de la Nature »864. A cette période-là, non seulement les poètes auraient été rois mais, en plus, le Génie poétique aurait été à la base de toutes constructions culturelles, situant sur le même plan mythe et réalité et plaçant l’univers tout entier sous le signe du sacré. Chez les Grecs, explique Schiller, « les sens et l’esprit n’avaient pas encore des territoires séparés strictement »865. Ainsi, selon William Blake, tout communiquait sur le même plan, le monde des dieux, la Nature et les hommes :

‘« Les poètes antiques animaient tous les objets sensibles de Dieux ou de Génies qu’ils appelaient du nom, et paraient des attributs des bois, des rivières, des montagnes, des lacs, des villes, des nations et de tout ce que leurs sens élargis et multiples pouvaient saisir. »866

A partir de cet âge d’or initial, l’histoire est tout entière placée sous le signe de la perte. A peine Hypérion évoque-t-il le souvenir de la Grèce antique qu’il se lamente : « et me voilà isolé dans la beauté du monde, exilé du jardin où je fleurissais, dépérissant au soleil de midi »867. Comme l’écrit Hölderlin, « nous venons trop tard, ami. Oui, les dieux vivent,/mais là-haut, sur nos fronts, au cœur d’un autre monde »868. Le tout n’est pas sans rappeler, bien entendu, le thème de l’exil hors du jardin d’Eden dans la Bible. Il évoque aussi certaines analyses de Rousseau. Au bonheur d’un état de nature anhistorique, où le primitif vivait et se satisfaisait d’un présent perpétuel en harmonie avec son environnement, succéderait l’entrée dans l’Histoire, la rupture d’une unité première synonyme d’entrée dans le Mal et le malheur. Comme l’écrit Rousseau, en 1755, au-delà de cette « véritable jeunesse du monde » « tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce »869. L’histoire, dans cette optique, ne relèverait pas d’un progrès mais d’une déchéance. Ainsi Novalis se lamente :

‘« C’était la Mort, jetant au festin du bonheur
Angoisse et larmes et douleur. […]
Et la mer de délice allait briser son flot
Sur le roc du regret et l’éternel sanglot. »870

De l’harmonie primitive à la trivialité et à la pauvreté de la société bourgeoisie, de l’homme naturel à l’homme économique, le constat est sans appel pour tous ces poètes : la « vraie » vie est perdue et l’histoire, jusqu’à eux, n’est qu’un champ de désolation qu’emplit la longue plainte de l’exilé. Une étincelle de ce paradis perdu survivrait pourtant en chaque enfant, selon ces poètes, mais l’histoire générale se répète, malheureusement, au niveau individuel, à chaque génération : cette sortie de l’âge d’or, chaque histoire personnelle rejoue en petit ce drame collectif, des terres merveilleuses de l’enfance à la tristesse du monde adulte.

Notes
858.

J. VIOT, « N’encombrez pas les colonies », Le Surréalisme au service de la révolution n°1, juillet 1930, p.44

859.

ibid.

860.

L’Art magique, op. cit., p.120

861.

Hypérion, op. cit., p.55

862.

Henri d’Ofterdingen,op. cit., p.74

863.

ibid., p.92

864.

Hypérion, op. cit., p.149

865.

Cité par Paul Seremi dans « Marx romantique ? », Le Romantisme révolutionnaire, « Europe » n°900, avril 2004, p.117

866.

« Le Mariage du ciel et de l’enfer » (1790-1793), Œuvres vol.3, op. cit., p.167

867.

Hypérion, op. cit., p.56

868.

Odes, élégies, hymnes, op. cit., p.102

869.

Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, op. cit., p.113

870.

« Hymnes à la nuit », Les Disciples à Saïs et Hymnes à la nuit, op. cit., p.132