b) L’Ecueil de la folie

1. Réévaluation de la folie :

Ce risque de la folie, pourtant, bon nombre de poètes n’hésitent pas à le revendiquer. Quels que soient les cas d’internements qui jalonnent l’histoire de la révolution poétique, l’exaltation des pouvoirs de l’imagination, et le dangereux flirt avec le délire qui en découle, a précisément pour préalable et justification la réévaluation de ce qu’il est convenu d’appeler « folie ». Au gré de divers articles ou déclarations, la notion apparaît toute relative. Pour Breton, par exemple, « l’absence bien connue de frontière entre la non-folie et la folie ne […] dispose pas à accorder une valeur différente aux perceptions et aux idées qui sont le fait de l’une ou de l’autre »1189. Pour tous ces poètes, la frontière n’est qu’une question de norme sociale. Le fou est celui qui n’est pas adapté à la norme. C’est celui qui ne répond pas aux « bonnes mœurs » et qui déroge aux conventions sociales. Le fait se vérifie aisément. D’une société ou d’une civilisation à une autre, la figure du fou n’est jamais la même. Pour le dire brièvement, le fou des uns n’est pas forcément celui des autres. Dans la plupart des sociétés primitives, ceux que nous appelons aujourd’hui « fous » n’auraient-ils pas été vénérés ? A l’inverse, les chamans de ces temps-là ne peupleraient-ils pas désormais nos asiles ? Nous devons l’admettre : les critères permettant de juger un cas de folie dessinent en creux la morale et les valeurs de la société qui les définissent. La frontière entre le fou et le sain, instituée à chaque époque, ne nous renseigne, en vérité, que sur les croyances et les comportements normatifs qu’elle impose. Qu’en URSS ou en Allemagne nazie aient été internés et qualifiés de fous certains artistes et intellectuels ne démontre rien d’autre que la hantise fondamentale de ces régimes envers toutes formes de pensée ou d’imagination libres. Pour Breton, la question se résume donc ainsi : « Entre l’homme et la société dans laquelle il vit, est passé tacitement un contrat qui lui interdit certains comportements extérieurs, sous peine de voir se refermer sur lui les portes de l’asile (ou de la prison) »1190. Ce dernier rapprochement est bien entendu essentiel : il assimile le traitement et la caractérisation des fous à un mécanisme de répression sociale. La critique des hôpitaux psychiatriques est, de ce point de vue, un véritable leitmotiv du surréalisme. La charge que Breton mène contre eux, dans Nadja, est exemplaire. Tour à tour, il affirme que « tous les internements sont arbitraires » et persiste « à ne pas voir pourquoi on priverait un être humain de liberté »1191. Il en critique le fonctionnement et l’atmosphère inacceptable (et d’autant plus dramatique à son époque) :

‘« Il ne faut jamais avoir pénétré dans un asile pour ne pas savoir qu’on y fait les fous tout comme dans les maisons de correction on fait les bandits. Est-il rien de plus odieux que ces appareils dits de conservation sociale qui, pour une peccadille, un premier manquement extérieur à la bienséance ou au sens commun, précipitent un sujet quelconque parmi d’autres sujets dont le côtoiement ne peut lui être que néfaste […] ? »1192

Il conclut alors par la violente déclaration suivante : « je sais que si j’étais fou, et depuis quelques jours interné, je profiterais d’une rémission que me laisserait mon délire pour assassiner avec froideur un de ceux, le médecin de préférence, qui me tomberaient sous la main »1193. Quelques années plus tôt, dans une « Lettre aux médecins-chefs des asiles de fous », La Révolution surréaliste dénonçait déjà la nature répressive des asiles d’aliénés « sous le couvert de la science et de la justice » et les comparait « à la caserne, à la prison, au bagne »1194. Là encore, la conclusion est sans appel : « les fous sont les victimes individuelles par excellence de la dictature sociale »1195. Ce genre de propos, loin d’être isolé, ressurgit à nouveau en 1968. La « plate-forme des étudiants révolutionnaires de Nantes », au détour d’une déclaration collective citée par les situationnistes, critique ainsi le rôle policier du psychologue dans notre société, « alternativement gardien de prison pour le délinquant, conciliateur du travailleur et des conditions de travail dans l’entreprise moderne, vidangeur des velléités de contestation des éventuels révolutionnaires, nouveau directeur de conscience, etc. »1196.

Sur ce point, le plus véhément d’entre eux reste cependant Artaud. Dans son ouvrage Van Gogh le suicidé de la société, publié en 1947, peu de temps après la fin de son propre internement, il dénonce le rôle répressif et normalisateur des asiles. A travers l’exemple du docteur Gachet, il incrimine le rôle social du psychiatre dont la fonction, explique-t-il, consiste essentiellement à « saper à sa base l’élan de rébellion revendicatrice qui est à l’origine du génie »1197. Sous sa plume, les internés deviennent autant de « suicidés » de la société. Le fou, ou prétendu tel, affirme-t-il, incarne la figure exemplaire d’une individualité refusant de sacrifier à la bassesse et à la pauvre idée de l’humain que la civilisation tente d’imposer. Il s’interroge ainsi : « Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain »1198. La liste, selon lui, serait longue :

‘« Gérard de Nerval, Edgar Poe, Baudelaire, Lautréamont, Nietzsche, Arthur Rimbaud ne sont pas morts de rage, de maladie, de désespoir ou de misère, ils sont morts parce qu’on a voulu les tuer. Et la masse sacro-sainte des cons qui les considérait comme des troubles-fête a fait bloc à un moment donné contre eux. Car on ne meurt pas seul, mais toujours devant une espèce d’affreux concile, je veux dire un consortium de bassesses, de récriminations, d’acrimonies. »1199

C’est ainsi, selon lui, que la société « suiciderait » certaines individualités. Bien entendu, derrière Van Gogh ou quelques autres, c’est son propre cas qu’il évoque. Pour lui, ça ne fait aucun doute : « je suis un persécuté »1200. C’est ce qu’il écrit, en tout cas, dans une lettre de 1946, à l’un de ses amis :

‘« C’est vous dire André Breton, que mon internement a été une saleté pure et simple, saleté voulue non par la police de l’état mais par la police de tout le monde, parce que, à de très rares exceptions près, personne, en dehors de quelques amis très rares, n’a pu supporter Mr. Antonin Artaud, et que tout le monde l’a toujours dit fou. »1201

Le tout, avant de conclure : « et tout cela constitue en gros l’affaire d’envoûtement la plus monstrueuse de tous les siècles »1202. Le paradoxe de ce genre de propos est qu’il constitue précisément, pour certains, la preuve de la démence authentique du poète. Quand on connaît l’état des asiles et des méthodes psychiatriques d’alors, une telle révolte et une telle souffrance n’ont rien de dérisoire, cependant, et on peut entendre tout ce qu’il y a de poignant dans une telle complainte : « J’ai été violé à vie,/insulté, offensé, sali,/pollué, crotté, salopé,/jour et nuit,/depuis que je vis »1203. Sans entrer, pour l’instant, dans les contours complexes de ce qu’il est convenu d’appeler le « cas Artaud ». Il s’agit ici, tout en universalisant le propos – « ne sommes-nous pas tous comme le pauvre Van Gogh des suicidés de la société ! »1204 – de renverser l’acte d’accusation courant. La folie, nous dit-il, n’est pas forcément là où on le croit :

‘« On peut parler de la bonne santé mentale de Van Gogh qui, de toute sa vie, ne s’est fait cuire qu’une main et n’a pas fait plus, pour le reste, que de se trancher une fois l’oreille gauche, dans un monde où on mange chaque jour du vagin cuit à la sauce verte ou du sexe de nouveau-né flagellé et mis en rage, tel que cueilli à la sortie du sexe maternel. »1205

Pour lui, c’est ce monde-ci qui est fou, le monde dans lequel Van Gogh, tout comme lui, s’est débattu et s’est épuisé. Il enchaîne ainsi :

‘« La vie présente se maintient dans sa vieille atmosphère de stupre, d’anarchie, de désordre, de délire, de dérèglement, de folie chronique, d’anomalie psychique (car ce n’est pas l’homme mais le monde qui est devenu un anormal). »1206

Ce genre de propos, la plupart des surréalistes et même des situationnistes le partage. Tous, à quelque niveau que ce soit, ont questionné et remis en cause la notion de folie. Comme Artaud, ils considèrent que la véritable folie est celle de cette société qui s’effondre sur elle-même, aussi bien à travers les excès de son prétendu rationalisme que dans l’irrationalité flagrante de la société du spectacle. Ils inversent, de même, les termes du procès : ce n’est pas le « fou » désigné tel qui l’est forcément mais la société dans son ensemble. Un tel discours est logique : réviser la norme, la remettre en question, c’est, de fait, remettre en question la notion de folie, et inversement. Dans l’optique révolutionnaire de ces poètes, la folie est un levier susceptible de faire éclater le bon sens et la normalité en éclats. Elle permet d’éclairer sous un angle critique la nature prétendument indiscutable de nos représentations. Elle remet en question les frontières et les apparences de notre réalité ainsi que tous les critères de convenance en matière de comportements. Notre monde s’est appauvri sous le règne des médiations et des refoulements imposés par un positivisme étroit. Il est peut-être temps, alors, de réhabiliter la spontanéité idiote chère à Dada1207 ou bien de célébrer toute forme hystérique de levée des inhibitions, comme n’hésitent pas à le faire Aragon et Breton1208. Le « fou », dans l’échelle des valeurs de tous ces poètes, trouve logiquement sa place aux côtés du primitif et de l’enfant. L’art dit des « fous » trouve à leurs yeux autant de valeur que celui de ces deux dernières catégories. Il témoignerait, comme l’affirme Desnos, d’une forme de libération suprême de l’esprit :

‘« Maladies ! névroses ! divins moyens de libération incompris des chrétiens, vous n’êtes pas de célestes punitions mais la délivrance, la suprême récompense, le paradis sur terre, la vision vers l’infini, l’ascension plus rapide vers l’esprit qui monte comme un vautour avec la cervelle de Prométhée dans le bec. »1209

La folie devient ainsi le signe du plus authentique génie poétique. Par sa capacité à inventer un univers hors norme, le « fou » incarne le véritable créateur. C’est à ce titre que Dali valorise la paranoïa ou la perversité, à ce titre que Breton rappelle le souvenir de cet individu qui croyait, en plein conflit de 1914-1918, que la guerre n’était pas réelle ou bien qu’il exalte le souvenir de Nadja, à ce titre enfin que certains personnages comme Artaud, Nerval, Brisset ou bien d’autres figurent en bonnes places au sein du panthéon surréaliste. En eux, on célèbre une forme de liberté imaginative et intellectuelle qui, menaçant l’ordre et l’aliénation sociale, doit être réprimée en tant que telle. C’est dans cette seule optique, selon Artaud, « qu’une société tarée a inventé la psychiatrie pour se défendre des investigations de certaines lucidités supérieures dont les facultés de divination la gênaient »1210.

Si la démonstration de tous ces poètes est, par bien des aspects, convaincante, faut-il pour autant en déduire l’indigence de tout constat clinique en la matière ? A terme, n’est-ce pas la réalité même de la folie qui est contestée ? Pour Vaneigem, par exemple, « la maladie mentale n’existe pas. Elle est une catégorie commode pour ranger et tenir à l’écart les accidents d’identification ». A l’en croire, la problématique n’est pas plus complexe que cela : « ceux que le pouvoir ne peut ni gouverner, ni tuer, il les taxe de folie »1211. Dans bien des cas, il faut admettre que le propos est juste. On sait, par exemple, qu’il n’y avait pas que des « fous » dans les asiles russes. De même, dans nos propres sociétés, de tels lieux peuvent servir à contenir certains individus « déviants » pour lesquels on ne trouve d’autres « refuges ». Cependant, réduire la question de la folie à ces quelques exemples paraît trop simpliste. Ramener toute l’histoire de la psychiatrie à celle d’une simple répression sociale, de même. Il ne faut pas caricaturer la position de la plupart de ces poètes ou penseurs, néanmoins. Pour Breton, par exemple, si, dans certains cas, la folie peut constituer un levier de remise en question de la norme, elle n’en reste pas moins réelle dans bon nombre d’autres cas. Il peut, certes, s’en prendre violemment au développement actuel de la psychiatrie et de ses méthodes d’internement ou bien célébrer certaines formes de comportements limites, comme dans le cas d’Artaud, il n’en estime pas moins réelle la maladie psychique de ce dernier. Au-delà de toutes ces considérations, il maintient un certain nombre de critères objectifs susceptibles de définir une frontière entre folie et non-folie. La perte d’unité du moi, l’explosion identitaire, la perte de communication avec ses semblables ou l’absence de recul critique par rapport à soi constituent, pour lui, les termes limites de l’expérience poétique dans laquelle il est engagé.

Notes
1189.

Nadja, op. cit., p.146

1190.

« Sur Antonin Artaud » (1959), Perspective cavalière, op. cit., p.184

1191.

Nadja, op. cit., p.141

1192.

ibid., p.139-140

1193.

ibid., p.142

1194.

La Révolution surréaliste n°3, 15 avril 1925, p.29

1195.

ibid.

1196.

« Extraits de la plate-forme des étudiants révolutionnaires de Nantes », Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations, op. cit., p.254

1197.

Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p.51

1198.

ibid., p.30

1199.

Suppôts et supplications, op. cit., p.140

1200.

ibid., p.310

1201.

ibid., p.145

1202.

ibid., p.146

1203.

ibid., p.300

1204.

Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p.75

1205.

ibid., p.25

1206.

ibid., p.26

1207.

Tzara explique que « Dada travaille de toutes ses forces à l’instauration de l’idiot partout », Dada est tatou, tout est Dada, op. cit., p.231

1208.

Ils célèbrent, en 1928, le cinquantenaire de l’hystérie en tant que « plus grande découverte poétique du XIXème siècle », La Révolution surréaliste n°11, op. cit., p.20

1209.

« Le Génie sans miroir » (1924), Œuvres, op. cit., p.223-224

1210.

Van Gogh le suicidé de la société, op. cit., p.26

1211.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.177