3. L’Expérience tragique d’Antonin Artaud :

Artaud et la maladie, l’insupportable prison de l’être :

Celui qui lit pour la première fois les textes d’Artaud ne peut qu’être frappé par la rage qui sourd de chacun d’eux. Dans cette poésie noire et éructive, tout s’entrechoque et se déchire : « Sous la glace un bruit effrayant traversé de cocons de feu entoure le silence de ventre nu et privé de glace, et il monte des soleils retournés et qui se regardent, des lunes noires, des feux terrestres, des trombes de lait »1224. La chair y est convulsive, tordue entre le feu et le gel, l’agitation du nerf s’ affronte à la putréfaction des organes. Le mal y est patent, le corps se tord tandis que l’esprit se débat entre les murs de sa « prison ». D’emblée, comme il l’explique à Jacques Rivière, sa poésie se situe dans une sorte de hors-champ littéraire. Elle constitue une pratique existentielle dont toute la pertinence réside dans son origine et sa vie extra-littéraires. Se démarquant « de la cochonnerie »1225 poétique de son temps, il voue son écriture à la saisie et à l’expression d’un certain état du corps qui lui est propre, à ce qu’il appelle « les rages du mal-être »1226. Chez lui, la poésie obéit ainsi à cette nécessité vitale. Sa tournure première est quasi-clinique. Elle tente de cerner ce mal qui l’affecte. L’incompréhension avec Rivière était donc inévitable : « je m’étais donné à vous comme un cas mental, une véritable anomalie psychique, et vous me répondez par un jugement littéraire »1227.

A la base de l’écriture, pour Artaud, il y a ainsi une pathologie, une maladie. La plupart des poèmes écrits dans les années 1920 peuvent se lire comme autant de relevés cliniques. Ici, la poésie va de pair avec une médecine. Elle est toute entière vouée au diagnostic et au remède de ce mal. Dire et saisir ce qui l’affecte, telle est sa principale préoccupation. D’un poème à un autre, les expressions sont diverses. Dans « Description d’un état physique », en 1925, il évoque « une sensation de brûlure acide dans les membres, des muscles tordus et comme à vif, le sentiment d’être en verre et brisable, une peur, une rétractation devant le mouvement, et le bruit »1228. Ailleurs, il écrit : « je suis un abîme complet »1229 ou bien il décrit « une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité »1230, « cette douleur plantée en moi comme un coin »1231. Deux formules, cependant, reviennent avec le plus de constance, s’articulant l’une avec l’autre. La première est celle d’ « une espèce d’érosion, essentielle à la fois et fugace, de la pensée », d’un « effondrement central de l’âme »1232 qui empêche le sujet de se saisir lui-même et de se rassembler autour d’un point central. Comme il l’explique, son « agrégat de conscience est rompu »1233. Il en résulte, pour lui, une forme d’impuissance et d’atonie à peu près totale. Il se lamente ainsi : « vous n’imaginez pas à quel point je puis être privé d’idées »1234. Le drame veut cependant – et c’est la deuxième formule de sa maladie – qu’il se sente, dans le même temps, habité d’une énergie folle, d’un chaos bouillonnant réduit à néant, impuissant et pétrifié dans ce corps malade. Au cœur de son atonie, il entend résonner en lui « une espèce de cri abaissé et qui au lieu qu’il monte descend »1235. Une expression résume mieux que toutes son drame, celui d’être ce qu’il appelle une « agitation congelée »1236. L’image est frappante. « L’agitation congelée », c’est une force prise dans le gel de l’être et qui vit et souffre de la tension de son propre gel, c’est-à-dire de sa propre impuissance à se réaliser.

Cette maladie, Artaud l’explique par une sorte d’infirmité physique. Le raisonnement, à ce sujet, est assez simple à suivre. Il s’ancre, à l’origine, dans l’articulation étroite – quoique ambiguë (nous y reviendrons) – que révèle le poète entre le corps et la pensée. Son postulat de base, sur ce point là en tout cas, est matérialiste. La pensée passe par le corps, nous explique-t-il. Elle ne vient pas de la raison mais de « ce qui agite [nos] moelles »1237. Il rappelle ainsi que « toute émotion a des bases organiques »1238 et que « la vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière »1239. Seulement, au lieu de dépasser définitivement le dualisme entre le corps et l’âme, Artaud le reproduit au sein du corps lui-même à travers l’opposition entre la chair et les organes, d’un côté, et le nerf, de l’autre. Le développement de la pensée dans le corps, explique-t-il en effet, c’est le trajet du nerf dans la chair. Comme le définit ainsi Artaud, « ce poudroiement insensible et pensant s’ordonne suivant des lois qu’il tire de l’intérieur de lui-même, en marge de la raison claire et de la conscience ou raison traversée »1240. Par le nerf, l’homme entre dans un rapport de contamination ou de connexion avec toutes choses. Il trouve là sa dynamique et se lie à l’infini. Cependant, pour ce corps d’énergie impalpable, pure pulsation électrique, la chair, ce corps pesant et limité, est un tombeau, une « momie » écrit Artaud. L’idée est donc simple, à ses yeux : si la pensée se fait dans la chair et que sa chair est infirme, alors il ne peut avoir qu’une pensée infirme à son tour. Toute sa maladie viendrait ainsi d’un défaut physique, d’un corps inadéquat empêtré dans la chair. Il explique ainsi : « physiquement je ne suis pas, de par ma chair massacrée, incomplète, qui n’arrive plus à nourrir ma pensée »1241. L’ « agitation congelée » dont il parle, c’est le nerf englué dans la chair, ce corps atone où pourtant, « du haut en bas de cette chair ravinée, de cette chair non compacte circule toujours le feu virtuel »1242. C’est ainsi qu’il recrée une dualité interne entre un principe positif (le nerf) et un principe négatif (la chair, les organes) et que s’opère le glissement d’un matérialisme initial à une haine de la chair. C’est elle, explique-t-il, qui condamne le corps à de basses nécessités obscènes. C’est elle qui le condamne à l’abject des matières fécales et qui le prive de tout sublime possible. Il se résigne :

‘« Et toi aussi, fier général, tu pètes. Et c’est grave quand on veut bien y penser.
Car comment concilier la sublimité avec l’abject du corps coutumier ? Eh bien, il n’y a pas de sublimité, mais de l’abject et du coutumier, et c’est tout. »1243
Sans cesse, il se heurte à cet « état de mal inné qui est au fond de tout ce qui est »1244.’

Tantôt il s’y résout mais, la plupart du temps, il s’insurge : « tous les hommes sont cette obscène et révoltante barbaque, sortie du puits avant d’avoir été tirée, assaisonnée et mitonnée »1245. L’image de la pourriture devient obsédante. Elle envahit le vivant même. La chair est cet ensemble flasque, qui s’effondre sur lui-même avec ces « entrailles noires » et « la route calcinée des veines »1246. Elle emprisonne ou « gèle » le nerf et condamne l’homme à une existence de « mort-né »1247, à une impuissance à peu près totale dans cette « mort multipliée de [soi]-même », dans cette « momie de chair fraîche »1248.

Cette maladie dont parle Artaud peut aussi se comprendre comme le drame de l’incarnation, c’est-à-dire de l’enfermement dans la forme. Plusieurs récits à coloration mythique confirment cette interprétation. Dans le texte « L’Enclume des forces », Artaud imagine ainsi une force première, un bouillonnement incessant de l’Esprit, qu’il caractérise à travers l’image du Feu. Le drame, et avec lui la révolte et la souffrance, commencerait lorsque ce magma chaotique est enfermé et cloisonné. Le propos, dès lors, est sibyllin : tandis qu’en lui tout aspire à cette énergie susceptible de s’étendre à l’infini (il écrit : « moi aussi j’espère le gravier céleste et la plage qui n’a plus de bords »1249), il se sent engoncé ou châtré, pris dans un ensemble de limites qui entraînent le reflux de cette force et viennent geler ce feu dans une forme finie. Dans le poème « Invocation à la momie », il utilise, cette fois-ci, l’image de l’Or, symbole de l’infinité de l’Esprit et de l’Absolu, pour en déplorer, de même, l’enfermement dans le corps. Dans chacun de ces deux exemples, il dépasse donc le cadre d’une infirmité physique particulière pour dénoncer le drame de l’incarnation et la souffrance du vivant dans « la prison de l’être »1250. Artaud ne cesse de s’affronter à ce qu’il considère comme « un arrêt imposé à l’esprit »1251, à toute fixation du vivant dans une forme contraignante. Chez lui se manifeste, de façon exemplaire, la haine de tout ce qui fait « point ». Il met en évidence ce refus à plusieurs niveaux. Tout d’abord, à un niveau supposé plus « superficiel » et en plein accord avec le mouvement surréaliste auquel il participe alors activement, il vise à la fois la barrière de la pensée, c’est-à-dire les chaînes de la Raison entravant le libre cours de l’Esprit, et la barrière du langage, c’est-à-dire son inadéquation fondamentale à la pensée (sous sa forme actuelle). Plus généralement, cependant, il concerne la prison du Moi. Ainsi, quand Artaud écrit « on m’a suicidé »1252, il faut entendre la violence que l’on fait au vivant en l’enfermant dans un être, une forme fixe et finie identifiée et entravée par toute une série de signes et de chaînes : l’apparence physique, le nom, l’identité sociale, etc. Quand le poète avance ce genre de propos, il ne le réduit néanmoins jamais à une seule problématique sociale. Il dénonce bien l’intrusion permanente de la société entre l’individu et son corps qui l’empêche de saisir son identité authentique et véritable – le tout, parfois, vers la fin de sa vie, sous la forme délirante d’ « envoûtements » dont lui et un certain nombre de ses semblables seraient victimes : « j’ai été ainsi envahi et mordu,/par des hordes de parasites (d’esprits),/de microbes,/d’ignobles intrus érotiques du cu,/des vampires lippus et barbus,/et par eux limé, raboté,/râpé, tondu,/pompé, sucé,/pioché, percé, troué,/rompu, etc., etc. »1253 – mais c’est essentiellement sous une forme métaphysique, à la fois abstraite et générale, qu’il envisage le plus souvent la question. Ce qui le torture, c’est l’Être lui-même et la condition de tout homme « incinéré dans [ces] fonds baptismaux », « nu pour naître et nu pour mourir, cet homme qu’on a cuit, étranglé, pendu, grillé et baptisé, fusillé et incarcéré, affamé et guillotiné sur l’ECHAFAUD de l’existence »1254. C’est de la vie elle-même qu’il souffre lorsqu’elle l’enferme « dans les caprices de son êtreté »1255, « car rien de plus obscène/et d’ailleurs alléchant qu’un être »1256. Dès lors, son rêve est simple : « ne pas [se] compromettre avec l’être »1257, rester libre et diffus. Il conclut donc : « Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas être, de n’être jamais tombé dans ce déduit d’imbécillités, d’abdications, de renonciations et d’obtuses rencontres qui est le moi d’Antonin Artaud, bien plus faible que lui »1258.

L’origine du Mal, on le voit, est multiple et parfois confuse. Alternativement, elle tient à une infirmité physique ou à une inadéquation à son corps, à un agent extérieur venu le violer ou l’envoûter, à la Raison, au langage, à la forme-prison de l’Être tantôt identifié à une intrusion sociale tantôt à la chair elle-même. Quoi qu’il en soit, le problème fondamental reste toujours le même : la souffrance et la révolte de celui qui se veut infini et se sent prisonnier d’une finitude. L’infirmité et l’inadéquation de l’Être ou de la chair à la pensée et au vivant, c’est sa finitude, sa soumission à l’espace et au temps, sa détermination en un point précis. L’être se retourne donc contre lui-même. Le sujet se fait l’objet même de sa révolte dans un effort pour s’annuler en tant qu’Être. Aussi paradoxal que cela puisse sembler, il tente d’accéder à l’être du non-Être (à moins que ce ne soit l’inverse). Il rêve de rendre le vivant à la vie « toute seule sans rien qui puisse la border »1259 et de réaliser « une espèce d’individualité répulsive qui n’est jamais ceci ou cela, et s’est toujours refusée à entrer dans ceci ou cela »1260, « cette éternité du non-être où triomphe l’Intelligence Céleste, Esprit du Non-Manifesté de la vie »1261. En d’autres termes, du fond de sa souffrance et de sa « maladie », il n’aspire qu’à une seule chose : trouver des échappatoires et se libérer de son Être et de/dans sa chair.

Notes
1224.

« Textes surréalistes », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.7

1225.

« Le Pèse-nerf » (1925), L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.106 : « Toute l’écriture est de la cochonnerie. Les gens qui sortent du vague pour préciser quoi que ce soit de ce qui se passe dans leur pensée, sont des cochons. Toute la gent littéraire est cochonne, et spécialement celle de ce temps-ci. »

1226.

« L’Ombilic des limbes » (1925), ibid., p.52

1227.

« Correspondance avec Jacques Rivière » (1923-24), ibid., p.24

1228.

« L’Ombilic des limbes », ibid., p.62

1229.

« Le Pèse-nerf », ibid., p.90

1230.

« Le Pèse-nerf », ibid., p.95

1231.

« Fragment d’un journal d’enfer » (1926), ibid., p.120

1232.

« Correspondance avec Jacques Rivière », ibid., p.25

1233.

« Nouvelle lettre sur moi-même », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.23

1234.

ibid.

1235.

ibid.

1236.

ibid.

1237.

« Manifeste en langage clair », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.192

1238.

« Un Athlétisme affectif », Le Théâtre et son double, op. cit., p.210

1239.

« Manifeste en langage clair », op. cit., p.194

1240.

ibid.

1241.

« Correspondance de la momie », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.223

1242.

ibid., p.224

1243.

Suppôts et supplications (1946), op. cit., p.59

1244.

ibid., p.60

1245.

ibid., p.67

1246.

« Invocation à la momie », La Révolution surréaliste n°7, 15 juin 1926, p.18

1247.

Artaud emploie l’expression dans Suppôts et supplications, op. cit., p.68

1248.

« Correspondance de la momie », L’Ombilic des limbes et autres textes, op. cit., p.223

1249.

« L’Enclume des forces », La Révolution surréaliste n°7, op. cit., p.2

1250.

« Correspondance avec Jacques Rivière », L’Ombilic des limbes et autres textes,op. cit., p.40

1251.

« A Table », La Révolution surréaliste n°3, op. cit., p.1

1252.

« Le Suicide est-il une solution ? », La Révolution surréaliste n°2, 15 janvier 1925, p.12

1253.

Suppôts et supplications, op. cit., p.299

1254.

Suppôts et supplications, op. cit., p.39

1255.

ibid., p.45

1256.

ibid., p.66

1257.

ibid., p.62

1258.

« Le Suicide est-il une solution ? », op. cit., p.12

1259.

Suppôts et supplications, op. cit., p.68

1260.

ibid., p.183

1261.

ibid., p.47