3. Le Goût de l’aventure

Dérive et voyages :

A l’origine de la trajectoire de Debord, comme de la plupart de ces poètes, se trouve, en effet, une aspiration profonde et irrépressible à l’aventure, un besoin urgent de fuir l’ennui et de s’en aller « lentement mais inévitablement vers une vie d’aventure, les yeux ouverts »1864. C’était cela, nous l’avons vu, le véritable dadaïsme, selon Huelsenbeck, vivre « le revolver en poche »1865 et se jeter dans le fracas des choses et de la vie :

‘« Tu flânes comme ça, sans but précis, et tu te fabriques une philosophie pour le dîner. Mais sans crier gare, le facteur t’apprend que tous tes cochons sont morts de la rage, qu’on a jeté ton frac de la tour Eiffel et que ta femme de ménage a attrapé une carie des os. »1866

Constant, quelques années plus tard, résume cette aspiration : « nous réclamons l’aventure »1867. Dans un premier temps, comme il semble évident que rien ne peut nous arriver (ou si peu) de passionnant tant que nous restons chez nous entre quatre murs, c’est à l’extérieur que tous ces poètes s’élancent. Le voyage devient ainsi une composante majeure de la vie de la plupart d’entre eux. « Il faut que j’entende des galops vertigineux dans les pampas »1868, annoncent sur le mode imaginaire Breton et Soupault en 1919, et ils sont nombreux, parmi ces poètes, à s’être lancés un jour sur les routes. Deux ans plus tôt, quelque part aux Etats-Unis, déserteur une nouvelle fois dans ce nouveau pays, Cravan s’exclame, dans l’une de ses lettres : « je ne suis vraiment bien qu’en voyage, et je suis presque frappé d’imbécillité quand je reste longtemps dans le même endroit »1869. Lui était parti de Paris pour Barcelone, puis New-York, la campagne américaine et le Canada, puis le Mexique, le Pérou et le Brésil, avec sa compagne Mina Loy. Quarante ans plus tard, une autre génération de poètes se lance dans toutes les directions sur la route. C’est ça la Beat Generation, selon Kerouac :

‘« Une génération de types à la coule illuminés et fous qui tout à coup se lèverait pour parcourir l’Amérique, sérieuse, curieuse, clocharde et faisant du stop dans toutes les directions, en loques, béate, d’une laideur belle dans sa grâce et sa nouveauté. »1870

Il en avait eu le sentiment dès la fin des années 1940, alors qu’il rencontrait pour la première fois Neal Cassady : toute une génération qui se mettrait en marche, tous ses amis qui, d’un bout à l’autre du pays, se lanceraient à l’aventure et inaugureraient ainsi la plus grande vague de contestation sociale aux Etats-Unis. C’est ce qu’il décrit, dans son roman Sur la route :

‘« Le tourbillon des évènements démentiels qui se préparaient s’est déchaîné à ce moment là ; il allait emporter tous mes amis et ce qui me restait de famille dans un grand nuage de poussière, au-dessus de la Nuit Américaine. »1871

Lui-même allait s’élancer, plein d’espoir : « Quelque part sur le chemin je savais qu’il y aurait des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me tendrait la perle rare »1872. Il traversera plusieurs fois les Etats-Unis, d’une côte à l’autre, à pied, en train ou en voiture, il ira au Mexique, au Canada, en France, au Maroc, tandis que d’autres tenteront l’aventure en Amérique du sud ou en Inde, répétant à leur tour la frénésie de voyages qui avait saisi un autre illustre poète en son temps : Arthur Rimbaud.

En Europe, bien qu’un certain nombre de poètes ou de personnalités comme Soupault ou même Debord dans les années 1970, circulant de villes en villes et de pays en pays, se soient livrés à ce genre de vie errante, le cercle d’aventure est souvent plus restreint, quoique tout aussi passionnant. C’est dans les rues des grandes villes, et en particulier de Paris, qu’ils quêtent l’aventure et le dépaysement. Leur jeu a pour nom « dérive », c’est-à-dire, comme le définissent les situationnistes, une « technique de passage hâtif à travers des ambiances variées »1873, une déambulation continue, au hasard des rues, menée de façon réfléchie ou non. Les surréalistes et les situationnistes ont ainsi été les grands arpenteurs des villes du début du XXème siècle, Breton ou Debord en tête, lui qui aime à se définir comme « un homme des rues et des villes »1874. Dans un cas comme dans l’autre, l’aventure commence par l’appel et l’expérience de la rue. Tous peuvent assurément faire leurs les propos suivants de Breton :

‘« Le démon qui me possède alors n’est aucunement le démon littéraire […]. Je suis, à cet âge, l’objet d’un appel diffus, j’éprouve, entre ces murs, un appétit indistinct pour tout ce qui a lieu au dehors, là où je suis contraint de ne pas être, avec la grave arrière-pensée que c’est là, au hasard des rues, qu’est appelé à se jouer ce qui est vraiment relatif à moi, ce qui me concerne en propre, ce qui a profondément à faire avec mon destin. »1875

Pour les surréalistes, et pour Breton en particulier, la rue est un espace poétique privilégié. Elle constitue le lieu par excellence de la possibilité de l’aventure. C’est là que tout est amené à se jouer et à se rejouer sans cesse. Tout les récits en prose de Breton tournent autour de ce point : l’expérience de la rue est à la fois ce qui nourrit l’écriture et ce qui en constitue la finalité puisque, comme le poète nous l’explique, un livre comme Nadja n’a d’autre but que d’y « précipiter quelques hommes »1876.

La première expérience officielle de dérive est menée en 1923 par Aragon, Breton, Morise et Vitrac à partir de la ville de Blois. A cette époque, les surréalistes sont étrangers à la psychogéographie et leur dérive ne tient aucun compte de l’influence du décor. C’est d’ailleurs sans doute une des raisons de son échec : si la dérive est un moyen d’explorer et d’expérimenter le libre cours de notre désir, l’expérience d’alors ne tient compte ni de l’influence d’ordre psychogéographique qu’exerce sur lui le cadre ambiant ni de la nécessité de trouver, pour qu’il puisse se déployer, une architecture qui lui réponde. La dérive, dans l’optique idéaliste d’alors, restait centrée sur soi, moyen comme un autre pour le sujet de provoquer une plongée en lui-même. Très vite, cependant, elle trouve son intérêt en elle-même et l’objet de sa quête se tourne vers l’extérieur. Aragon définit très bien l’état d’esprit qui pousse alors les surréalistes dans la rue :

‘« Enfin nous allions détruire l’ennui, devant nous s’ouvrait une chasse miraculeuse, un terrain d’expériences, où il n’était pas possible que nous n’eussions mille surprises, et qui sait ? une grande révélation qui transformerait la vie et le destin. »1877

Philippe Soupault, un autre de ces infatigables promeneurs, décrit dans Les Dernières nuits de Paris cette attitude passive-active qui caractérise la dérive, cet abandon au mystère des lieux, à la rêverie qu’ils provoquent et au hasard des rencontres. Il s’agit de quêter dans la rue ce qu’Aragon appelle « le sentiment du merveilleux quotidien »1878. La dérive surréaliste instaure ainsi une relation nouvelle entre la ville et ses arpenteurs. Loin d’un rapport usuel, purement pratique ou, au mieux, décoratif, du piéton au lieu qu’il fréquente, elle crée un lien vivant et organique de l’individu à son espace. Tout, autour de nous, se charge de la séduction du merveilleux et du mystère chatoyant de la forêt des symboles. Loin du rapport ennuyeux et sans magie du piéton affairé et cloisonné dans ses démarches pratiques et triviales à la ville, la dérive propose une flânerie curieuse et émerveillée. L’espace d’une promenade, nous entrons en surréalité.

Quelques années plus tard, les situationnistes reprennent et systématisent cette pratique. Comme l’écrit Chtcheglov, en 1953, les jeunes membres de l’I.L., dont Debord et lui-même, ont formé « le premier groupe fonctionnant à l’échelle de l’histoire sur cette éthique de la dérive »1879. Ces longues promenades, durant cette période, ont pour cadre le périmètre restreint du centre de Paris, le quartier des Halles, St-Germain des prés, les jardins du Luxembourg, le « continent Contrescarpe »1880 et le treizième arrondissement et entraînent ces jeunes gens de bars en barsjusqu’à être complètement soûls. Ralph Rumney en témoigne ainsi : « Nous errions de cafés en cafés, nous allions où nos pas et nos inclinations nous menaient. On devait se débrouiller avec de très petits moyens. Je me demande encore comment on a fait pour s’en sortir »1881. Par la suite, les situationnistes investissent de nombreuses autres villes d’Europe. Alexander Trocchi, par exemple, confie avec émotion à Greil Marcus le souvenir de « longues et merveilleuses promenades psychogéographiques dans Londres avec Guy [Debord]. Il m’a emmené dans des endroits que je ne connaissais pas, qu’il ne connaissait pas, qu’il sentait, où je ne serais jamais allé sans lui »1882. Venise, Amsterdam et quelques autres cités labyrinthiques qui se prêtent à merveille à ce jeu sont tour à tour investies. Tous les moyens sont bons pour développer cette pratique. Si l’expérience s’effectue le plus souvent à pied, le taxi ou le « stop », selon un mode aléatoire, peuvent aider à parcourir de plus longues distances ou à se perdre plus sûrement dans le dédale des rues. Jean-Michel Mension rapporte, par exemple, comment, lors d’une grève des transports en commun durant l’été 1953, lui et ses amis mirent à profit le « stop » pour se promener de manière hasardeuse dans la ville : « c’était simple : on faisait du stop, au bout de cinq minutes on s’arrêtait, Guy achetait dans un bistrot des bouteilles de vin qu’on buvait, et on repartait »1883.

Une telle pratique, aussi bien dans le cas des surréalistes que des situationnistes, prend vite la forme d’une quête. Les jeunes membres de l’I.L. aiment se peindre en chevaliers du Graal. Comme ils l’expliquent, ce cycle romanesque du Moyen-âge « préfigure par quelques côtés un comportement très moderne »1884 :

‘« Comme leur DERIVE nous ressemble, il nous faut voir leurs promenades arbitraires, et leur passion sans fins dernières. Le maquillage religieux ne tient pas. Ces cavaliers d’un western mythique ont tout pour plaire : une grande faculté de s’égarer par jeu ; le voyage émerveillé ; l’amour de la vitesse ; une géographie relative. »1885

Aussi surprenante soit-elle, une telle ré-écriture a sans doute pour but de signifier que « le curieux destin des objets trouvés ne nous intéresse pas tant que les attitudes de la recherche »1886. Toute la dérive trouve, en effet, son sens en elle-même et sa propre valeur poétique à travers le « dépaysement automatique »1887 et l’émerveillement qu’elle provoque. L’objet trouvé compte sans doute moins que le désir qui anime celui qui part à sa recherche et que l’émerveillement que suscite sa trouvaille (disons plutôt qu’il tire l’essentiel de sa valeur du hasard de sa rencontre). Il est au cœur d’une poétique d’un genre nouveau, passée dans la vie, celle qu’anime la quête du « jamais-vu ».

Notes
1864.

Panégyrique, tome 1 er , op. cit., p.24

1865.

Pour paraphraser l’une de ses plus célèbres déclarations : « pendant une certaine période, j’ai voulu faire de la littérature, le revolver en poche » (En avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.13)

1866.

En Avant dada, l’histoire du dadaïsme, op. cit., p.15

1867.

« Une autre ville pour une autre vie », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.37

1868.

Les Champs magnétiques, op. cit., p.40

1869.

Œuvres, op. cit., p.161

1870.

« Contrecoup : la philosophie de la Beat Generation » (1958), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.85

1871.

Sur la route, op. cit., p.21

1872.

Sur la route, op. cit., p.25

1873.

« Définitions », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.13

1874.

Panégyrique (1989), Tome 1er, éditions Gallimard, Paris, 1993, p.59

1875.

Entretiens (1952), op. cit., p.18

1876.

Nadja (1927), op. cit., p.60

1877.

Le Paysan de Paris (1926), op. cit., p.164

1878.

ibid., p.16

1879.

« Formulaire pour un urbanisme nouveau » (1953), Ecrits retrouvés, op. cit., p.15

1880.

Selon l’expression d’I. Chtcheglov qui mène, durant dix jours, l’exploration systématique de ce quartier lors d’une dérive continue

1881.

Le Consul, éditions Allia, Paris, 1999, p.71

1882.

Cité par Greil Marcus, Lipstick Traces, éditions Gallimard « Folio Actuel », Paris, p.470

1883.

La Tribu, op. cit., p.111

1884.

« 36, rue des Morillons », Potlatch n°8, 10 août 1954, op. cit., p.61

1885.

ibid.

1886.

ibid., p.60

1887.

Michèle BERNSTEIN, « La Dérive au kilomètre », Potlatch n°9-10-11, 17 au 31 août 1954, op. cit., p.65