c) Réflexions sur la liberté

La liberté n’a de sens que partagée, liberté et égalité dans le socialisme :

Pour le socialisme révolutionnaire, défiant vis-à-vis de toute déviation individualiste de son concept, il ne saurait y avoir de liberté sans une égalité de droit et de fait au sein de la société. Bien entendu, du point de vue de Cioran ou de Nietzsche, un tel discours a de quoi faire frémir. L’égalitarisme ne constitue-t-il pas, à leurs yeux, la mort de l’individu ? Vaneigem, lui-même, n’hésite pas à affirmer que « l’égalité dans la grande famille des hommes exalte l’encens des mystifications religieuses »2087. Pourtant, à l’instar des socialistes, il reconnaît la nécessaire solidarité de mon sort et de celui d’autrui. Comme eux, il reconnaît la nécessité d’une opération conjointe de libération individuelle et collective. Ainsi, la liberté, pour se développer, doit nécessairement aller de pair avec la suppression de toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme au sein de la société. Il tente de tenir le juste point d’équilibre entre ces deux notions, sans que l’une vienne compromettre l’autre. De même, Bakounine s’en prend, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, à une double impasse. Premièrement, il critique la conception individualiste et libérale de la liberté. Comme il l’explique, affirmer la liberté de l’individu isolé, c’est créer la condition d’une lutte des libertés entre elles, toute liberté ne pouvant s’exercer qu’aux dépens de l’égalité et instaurer la domination du plus fort. Deuxièmement, il critique la tendance autoritaire et « égalitariste » d’un certain socialisme qui aurait pour effet d’assujettir l’individu à des prescriptions collectives et donc à nier sa liberté au nom d’intérêts supérieurs. En d’autres termes, rompre l’équilibre ici défini entre la liberté et l’égalité au profit de l’une ou de l’autre, ce serait entraîner l’effondrement des deux ensembles et produire, dans chacun des cas, une forme de tyrannie. Comme le conclut donc Bakounine, tandis que « la liberté sans le socialisme, c’est le privilège, l’injustice », « le socialisme sans liberté, c’est l’esclavage et la brutalité »2088. Or qu’est-ce que le socialisme libertaire ? C’est un système politique qui, tout en reconnaissant la diversité et les éventuelles disparités qui peuvent découler de l’exercice individuel de la liberté, tente de mettre ces disparités au service de l’enrichissement de tous et de chacun sans que jamais elles puissent se figer en inégalités politiques ou économiques. Pour concilier ainsi liberté et égalité, Bakounine propose d’organiser le milieu social « de manière à ce que, tout en laissant à chacun la plus entière jouissance de sa liberté, elle ne laisse la possibilité à aucun de s’élever au-dessus des autres ni de les dominer, autrement que par l’influence naturelle des qualités intellectuelles ou morales qu’il possède », le tout, précise-t-il, « sans que cette influence puisse jamais s’imposer comme un droit ni s’appuyer sur une institution politique quelconque »2089. Bakounine redoute donc la perversion de la liberté en volonté de puissance. Il tente, comme Vaneigem, de la dépasser et de la mettre à distance à travers une réflexion, cette fois-ci, de type institutionnelle. Ainsi s’explique l’impression paradoxale que, tout « amant fanatique de la liberté »2090 qu’il se dise, il fonde l’idéal d’une liberté et d’une égalité collectives sur la crainte d’une liberté individuelle pervertie en désir de pouvoir et une inégalité de capacités naturelles muées en inégalités de statuts sociaux. Les perspectives du socialisme révolutionnaire qu’il tente de définir s’inscrivent finalement dans l’optique assez hégélienne d’un développement conjoint de la liberté et de l’égalité à travers l’histoire, contre l’égoïsme et la volonté de puissance. Tandis que le passé offre le spectacle de « la tendance des uns de vivre et de prospérer aux dépens des autres »2091, tout le progrès de l’Histoire devrait donc se ramener à une entreprise de moralisation des rapports sociaux. Quoi qu’il en soit, l’essentiel d’une telle réflexion consiste à lier ensemble libertés individuelles et collectives dans le cadre strict d’une égalité sociale. Cependant, afin de trancher définitivement la question, il reste à définir le cadre moral d’un tel rapport de dépendance. Somme toute, les réflexions d’Aragon, que nous avons étudiées précédemment, en esquissent la solution à condition d’en démontrer, au préalable, la compatibilité avec le discours sartrien sur la liberté, portant précisément, comme nous allons le voir, sur l’établissement des conditions morales de son exercice.

Notes
2087.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.64

2088.

Théorie générale de la révolution, op. cit., p.127

2089.

Théorie générale de la révolution, op. cit., p.129

2090.

ibid., p.128

2091.

ibid., p.131