La Réhabilitation du ludique :

De la même façon qu’ils s’opposent à la dévalorisation voire à la disparition des grandes fêtes collectives à travers l’histoire, les situationnistes déplorent la dévaluation actuelle du jeu. Qu’observent-ils tout autour d’eux, si ce n’est une société à ce point policée et ordonnée selon des impératifs de rentabilité et de productivité qu’elle étouffe la volonté spontanée de jouer des individus qui la composent ? Il faut bien reconnaître, comme l’explique Vaneigem, que « les nécessités de l’économie s’accommodent mal du ludique »2408. Qu’il soit écrit à l’entrée du jardin des Plantes, à Paris, « les jeux sont interdits dans le labyrinthe », voilà qui résume, selon eux, toute l’abjection de la société présente : « On ne saurait trouver un résumé plus clair de l’esprit de toute une civilisation. Celle là même que nous finirons par abattre »2409. L’univers du jeu semble aller à l’encontre de toutes les valeurs du monde du travail en place et, ce, sur tous les plans : celui du rapport au temps, par exemple, entre projection dans le futur, réalisation d’une œuvre dans le cours de l’histoire, d’un côté, et jouissance dans l’instant, de l’autre ; ou encore en termes d’enrichissement ou de dépense, de discipline et de souffrance ou bien de désir et de plaisir. A un niveau plus profond encore, les modèles du travail et du jeu opposeraient deux conceptions politiques, poétiques et existentielles différentes, en distinguant « pulsion formelle » et « pulsion de jeu », c’est-à-dire mouvement de séparation, d’ordonnancement et de hiérarchisation et libre jeu des formes et des êtres, selon Jacques Rancière. Ils permettraient de définir deux formes d’humanité : celle de l’« homo faber » ou de l’« homo laboriens » et celle de l’« homo ludens ».

Cette dernière expression, les situationnistes l’empruntent à Johan Huizinga, auteur en 1938 de l’ouvrage Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu. Debord s’y réfère explicitement et le cite dans un article de 19552410 – tout comme Breton, d’ailleurs, dans un article de 19542411. Comme il le précise, « l’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier apport que constitue son ouvrage »2412. Cette étude a pour mérite essentiel, à leurs yeux, de revaloriser la fonction sociale du jeu et de démontrer que, loin de représenter une activité marginale et contingente, sa pratique est primordiale et participe à la formation et au développement des sociétés humaines. On le retrouverait, explique Huizinga, à l’origine aussi bien de divertissements a priori anodins que de rites sacrés, impliquant le plus grand sérieux. Comme il l’écrit, « l’homme joue, comme l’enfant, pour son plaisir et son délassement, au-dessous du niveau de la vie sérieuse », mais « il peut aussi jouer au-dessus de ce niveau, des jeux faits de beauté et de sainte ferveur »2413. Le jeu ne s’oppose donc pas nécessairement au sérieux et « cette notion de seulement jouer n’exclut nullement la possibilité de réaliser ce seulement jouer avec une gravité extrême, disons avec une résignation qui tourne à l’enthousiasme »2414. L’historien néerlandais estime que le ludique se trouve au fondement de la culture. Sa conception est la suivante : « la culture naît sous forme de jeu, la culture, à l’origine, est jouée »2415. Envisagé sous l’angle de la compétition et du facteur de progrès qu’est l’émulation, il souligne la place du jeu à l’origine de domaines aussi divers que ceux de la juridiction, de la guerre, de l’économie (à travers le potlatch), des exercices savants, de la philosophie, de la poésie et de l’art en général. Si, selon lui, toute la vie des sociétés primitives se rattache donc au jeu et que la vie médiévale est encore « pleine de jeu, de jeu populaire folâtre et extravagant »2416, il déplore par contre la progressive disparition du ludique au cours des époques suivantes. Les explications sont ici les mêmes que dans le cas des fêtes : les progrès de l’idéologie bourgeoise, l’exigence d’utilité, l’exaltation de la valeur travail ou le développement du positivisme scientifique. Il va de soi, dès lors, que les surréalistes et les situationnistes trouvent dans cet essai un argument de taille pour s’opposer aux développements de l’ « homo faber » et pour revaloriser, contre lui, la figure du jeu.

L’histoire des avant-gardes poétiques au XXème siècle incarne à merveille cette « révolte de l’homo ludens »2417 dont parle Constant. Selon Vaneigem, celle-ci débuterait avec Dada. Hugo Ball n’affirmait-il pas que « les représentations dadaïstes firent résonner dans les auditeurs l’instinct de jouer primitif-irrationnel qui avait été submergé »2418 ? A sa suite, le surréalisme accorde une place essentielle au jeu parmi ses activités. Le « cadavre exquis », le jeu de « l’un dans l’autre », « le dialogue en 1928 » – sans parler d’exercices plus concrets comme les séances d’hypnose, de dérive ou encore les faux procès – sont quelques-uns des plus célèbres exemples de cette « propension surréaliste au ludique »2419. Breton n’admet-il pas lui-même que, derrière le caractère (réel) de recherche expérimentale qu’ils revêtent, tous ces exercices étaient pratiqués avant tout par goût du jeu ? Il reconnaît ouvertement : « bien que, par mesure de défense, parfois cette activité ait été dite par nous expérimentale, nous y cherchions avant tout le divertissement »2420. Plus tard, dans les années 1960-1970, un écrivain comme Maurice Roche place ses « romans » sous le signe du jeu et tente d’en faire de véritables jouets entre les mains de ses lecteurs. L’expérience, cependant, se cantonne sur le terrain de l’écriture alors que, pour les situationnistes, cette « passion du jeu »2421 doit se généraliser dans le quotidien. Comme ils l’expliquent, toute leur pratique se ramène à cette question. Dérives, fêtes, création de labyrinthe : tout est placé sous ce « goût du jeu »2422. La nature même de l’I.S. n’en fait-elle pas une société de joueurs ? Huizinga n’explique-t-il pas combien « le révolutionnaire, l’homme des sociétés secrètes, l’hérétique sont extraordinairement forts pour former des groupes […] presque toujours marqués d’un caractère fortement ludique »2423 ? Que l’on reprenne sa définition du jeu et on peut l’appliquer en tous points à l’activité des situationnistes :

‘« Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement que la vie courante. »2424

L’I.S. ne fut-elle pas un agrégat volontaire de conjurés, avec un début et une fin, une discipline interne rigoureuse, animé du désir de réaliser la révolution, à travers les joies et les affres de toute lutte de ce genre, et de rompre sans cesse avec les règles de la « vie courante » ? Par rapport à la définition de Huizinga, les situationnistes apportent cependant deux différences majeures. Tandis que l’historien néerlandais associe le jeu à la compétition, eux tentent de définir les conditions d’un ludique « pur ». Le jeu, disent-ils, ne devra plus jamais être un instrument de diversion ou un exercice de compétition. Il ne doit plus être pratiqué par désir de fuite ou par attrait d’un gain et/ou d’un mérite mais seulement pour lui-même. Il n’est donc plus un moyen mais une fin en soi. Ce faisant, en cessant d’opposer les individus entre eux, il permet une forme nouvelle d’unité collective. Comme ils l’expliquent, « l’élément de compétition devra disparaître au profit d’une conception plus réellement collective du jeu »2425. Les situationnistes refusent aussi de cantonner le jeu dans un à-côté de la vie quotidienne pour tenter, au contraire, de les confondre. Comme ils l’affirment, « la distinction centrale qu’il faut dépasser, c’est celle que l’on établit entre le jeu et la vie courante, le jeu étant tenu pour une exception isolée et provisoire »2426. Ils appellent à l’instauration de ce que Vaneigem nomme « l’ère du jeu »2427 : « le jeu, rompant radicalement avec un temps et un espace ludiques bornés, doit envahir la vie entière »2428. La révolution de l’existence quotidienne commence là : dans la réalisation collective d’un jeu total2429, dans cette mise en scène active de la vie et du désir, dans ce règne social de l’homo ludens « où chacun, sans exception, pourrait donner libre cours à sa créativité »2430. Bien entendu, dans la mesure où, comme l’explique Constant, « la libération du potentiel ludique de l’homme est directement liée à sa libération en tant qu’être social »2431, le développement et la pratique de nouveaux jeux ne peuvent être que « lutte et représentation » tant que la révolution n’aura pas permis à la poésie de se réaliser : « lutte pour une vie à la mesure du désir » et « représentation concrète d’une telle vie »2432. Il annonce la « vraie » vie à venir, toute entière tournée vers l’invention permanente de nouveaux jeux ou de grandes fêtes collectives et la recherche des moyens pratiques de leur réalisation. Alors, comme l’annonce G. Pinot-Gallizio, « tout le nouveau comportement sera un jeu, et chacun vivra toute sa vie par jeu, ne s’intéressant qu’aux émotions obtenues en jouant avec ses désirs, finalement réalisables »2433. Cette perspective, somme toute, c’est celle que résume le seul véritable mot d’ordre des situationnistes : la création délibérée et permanente de situations à la hauteur de notre désir, c’est-à-dire « la création commune des ambiances ludiques choisies »2434 et « la réalisation continue d’un grand jeu délibérément choisi »2435.

Notes
2408.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.332

2409.

« Ariane en chômage », Potlatch n°9-10-11, 17 août 1954, op. cit., p.71

2410.

« L’Architecture et le jeu », Potlatch n°20, 30 mai 1955, op. cit., p.155

2411.

« L’Un dans l’autre », Perspective cavalière, op. cit., p.54

2412.

« L’Architecture et le jeu », op. cit., p.155-156

2413.

Homo Ludens, op. cit., p.44

2414.

ibid., p.27

2415.

ibid., p.84

2416.

Homo Ludens, op. cit., p.289

2417.

« La Révolte de l’homo ludens », New Babylon, op. cit., p.128

2418.

Cité par R. Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.333

2419.

R. VANEIGEM (sous le pseudonyme de J.-F. Dupuis), Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.31

2420.

« L’Un dans l’autre » (1954), Perspective cavalière, op. cit., p.53

2421.

G. DEBORD, « L’Architecture et le jeu », Potlatch n°20, 30 mai 1955, ibid., p.156

2422.

« Contradictions de l’activité lettriste-internationaliste », Potlatch n°25, 26 janvier 1956, op. cit., p.226 : « Nous n’avons guère en commun que le goût du jeu, mais il nous mène loin. »

2423.

Homo ludens, op. cit., p.33

2424.

ibid., p.57-58

2425.

« Contribution à une définition situationniste du jeu », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.10

2426.

ibid.

2427.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.193

2428.

« Contribution à une définition situationniste du jeu », op. cit., p.10

2429.

Vaneigem écrit : « le jeu total et la révolution de la vie quotidienne se confondent désormais » (Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.333-334

2430.

CONSTANT, New Babylon, op. cit., p.52

2431.

ibid., p.51

2432.

« Contribution à une définition situationniste du jeu », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.10

2433.

« Discours sur la peinture industrielle et sur un art unitaire applicable », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.34

2434.

« Contribution à une définition situationniste du jeu », op. cit., p.10

2435.

« …une idée neuve en Europe », Potlatch n°7, 3 août 1954, op. cit., p.51