b) La Fin du militantisme traditionnel

Critique du militant et du modèle traditionnel de l’engagement :

Paradoxalement, alors que le XXème siècle a vu émerger, avec ce socialisme nouveau, le principe d’une autonomie politique réelle où l’engagement véritable se joue dans l’existence quotidienne de chacun, dans l’union de la pratique et de la théorie et dans la définition d’un nouveau type de production du politique et de rapport entre l’individu et le collectif, il fut aussi le grand siècle des luttes idéologiques, entraînant dans son sillage toute la cohorte agressive et endoctrinée des militants de tous bords. Ainsi s’est égrenée cette interminable suite de mots d’ordre : engagement au sein d’un parti, engagement dans les arts ; les mêmes se trouvant inféodés un jour à Moscou, un autre à Pékin ou Cuba, et puis, pourquoi pas, virant de bord à droite, à l’extrême-droite, devenant de riches industriels ou d’influents universitaires, à la solde d’un système qu’ils croyaient œuvrer à détruire quelques temps plus tôt ; un jour trotskiste, un jour léniniste, un jour stalinien, anarchiste, maoïste, castriste, révolutionnaire puis réformiste, écologiste, féministe, libéral, altermondialiste, etc. Partout la même pathologie s’est répétée à l’envie : soumission à des mots d’ordre, sacrifice de soi au service de la cause, abandon du point de vue de la totalité, c’est-à-dire, en un mot, abandon au principe de l’hétéronomie. Bien sûr, comme l’explique Sartre, nous sommes fatalement engagés dans une situation. Tous les choix que nous faisons, et même ceux que nous ne faisons pas, sont susceptibles de revêtir une portée à la fois morale et politique. Ce n’est donc pas la figure de l’engagement en soi que nous voudrions critiquer ici mais celle, plus particulière, du militantisme. La position que critiquent plus particulièrement les situationnistes, celle dont nous parlerons ici, est celle du disciple, du militant de base, le militant-militaire, colleur d’affiches, porte-étendard, soumis et enthousiaste aux directives de ses chefs, affamé d’idéologie, volontiers agressif, l’homme des partis, des hiérarchies diverses, en un mot : l’homme de l’hétéronomie. C’est cela qui est intolérable, aux yeux de l’I.S. : le militant est l’homme de l’idéologie, le praticien servile de la théorie d’autrui. S’engageant dans une cause comme on s’engage dans l’armée, il est l’exécutant de mots d’ordre décidés par sa hiérarchie. Au cœur de son monde, il y a une autorité supérieure : l’idéologue, le leader ou le Parti. A ses yeux, l’idéologue est comme Moïse redescendant du mont Sinaï. La vérité ayant été révélée à lui seul, ce dernier se sent investi d’une mission impérieuse : il lui faut éduquer les masses. Agent d’une instance supérieure (Dieu, Etat, Histoire…), il ne voit plus autour de lui que des enfants ignorants. Si l’on excepte le gourou peu scrupuleux, simple et cynique escroc, l’idéologue ne se distingue véritablement du militant que par son haut degré de pureté idéologique, garanti ici par sa plus grande proximité d’avec la source. Dans sa mission, il tente de former à son tour d’apprentis idéologues qui partiront, tels les douze apôtres du Christ, sur les routes du monde pour « évangéliser » les ignorants. Le militant n’est qu’un maillon de cette organisation pyramidale. Il aspire, comme tout un chacun, à s’élever patiemment dans la hiérarchie en faisant preuve de son dévouement et de son degré de pureté. Telle est sa nouvelle Eglise. Comme l’explique Camus, il court « à la permanence du parti comme on se jetait sur l’autel »2632.

Là est le sens véritable de sa vie. Le militant est un être en quête de sens. Il cherche une autorité supérieure pouvant assurer la validité de ses actes et le décharger ainsi de l’angoisse et de la responsabilité de ses choix. Toute son activité est une revendication de pesanteur. Il souffre d’un manque d’idéal. L’idéologie, dès lors, est là, toute prête et quelle qu’elle soit, pour venir combler ce vide. Le militant est donc l’homme de l’adhésion : incapable de trouver en lui-même une cause ou un idéal, il le cherche en dehors de lui. Il faut pour cela qu’il identifie, au préalable, l’idéologie avec un sens de l’histoire. Qu’il y parvienne et il se sent investi d’une mission historique. Il se vit et se rêve comme l’objet ou l’agent de l’Histoire. En quête d’un idéal, agent d’une histoire toujours irréalisée, il est l’homme de l’abstraction. Il y agrège la totalité de son être. Comme on ne plaisante pas avec l’idéal et le Sens, il est l’homme de la pureté. Il exige le kitsch, l’ « accord fondamental avec l’être » selon Kundera, c’est-à-dire l’accord avec l’idéologie. Il est l’homme de la simplification. Volontiers agressif face à toute forme de contestation, mis en minorité il développe une pratique sectaire ; accédant aux organes du pouvoir, il devient autoritaire et n’hésite pas à user de la violence pour faire taire la contestation. En attendant, à l’intérieur, il organise les procès en traîtrise, exigeant de chacun une autocritique permanente, et, vis à vis de l’extérieur, il se mue en porte-parole de l’idéologie, enseignant à chacun les vérités héritées et s’irritant de l’inconséquence des « tièdes ». Fort de son expérience des milieux militants des années 1920-1930, c’est cette logique-là que résume Thirion :

‘« La loi sacrée, c’était la fidélité à la classe ouvrière, à son devenir historique et à son parti. En ne composant jamais avec les adversaires, en plaçant au-dessus de tout l’action et le service des intérêts supérieurs du prolétariat, j’accomplirais ma vie. C’était, en fait, une nouvelle version de la conquête du salut éternel. »2633

Une telle quête a, bien entendu, quelque chose d’héroïque. Le militant est le martyr de l’Histoire, l’homme du sacrifice de soi. Aliénant sa vie présente au service d’un futur hypothétique (qu’il accepte avec résignation de ne peut-être jamais connaître), il fait taire son corps, ses désirs au nom de l’abstraction supérieure : la hiérarchie du parti, l’Etat, l’Histoire. Il en tire un indéniable sentiment de grandeur. Tant qu’il identifie son supérieur, l’idéologue suprême, à l’agent suprême de l’Histoire, il peut vivre dans le culte d’un chef qu’il vénère comme un Dieu. Mais ce dernier peut déchoir. Ne tirant son prestige que de l’idéologie, s’il trahit l’idéologie ou si l’idéologie le trahit, tout son pouvoir s’effondre aussitôt. A quelques rares fidèles près, le militant est donc aussi l’homme de la trahison. Formé à bonne école, excellant désormais en apprenti idéologue, il ne reconnaît pour seul chef, en dernière instance, que l’Histoire. Staline en vient à déchoir de son rôle ? Ses trahisons envers l’idéologie deviennent trop évidentes ? Le militant, un moment abattu, lui trouvera vite une idole de remplacement : ce sera Mao, pourquoi pas ? Il ira là où souffle le vent de l’Histoire.

Dans la mesure où le militant est l’homme du système, il est l’homme du déterminisme historique. Luttant pour un idéal qui n’est autre que la clôture du système, il postule un sens déterminé de l’Histoire qu’il s’agit de faire advenir. En ce sens, il est hégélien. Le jour, pourtant, où son système historique s’effondre, soit qu’il ne trouve plus personne autour de lui pour l’incarner soit qu’il commence à douter face à cette transformation historique pronostiquée qui n’advient toujours pas, pire même, qui tend à s’éloigner ou qui s’effondre face à l’évidence d’un développement historique contraire, il est désemparé. Avec l’effondrement de son système de compréhension, c’est tout qui s’effondre. La voilà sans plus aucun repère, confronté au même désespérant vide de sens qui l’avait poussé à s’engouffrer dans les bras rassurants de l’idéologie. Confronté à un fait historique qui contredit ou ne rentre pas dans son système, il est incapable de savoir comment réagir. Ainsi, le militant qui observe l’effondrement de ses croyances idéologiques dans les années 1970 se retrouve totalement perdu face à une situation nouvelle qu’il ne comprend pas. Par un terrible effet de retour de bâton, l’effondrement de sa croyance idéologique a souvent sur lui un effet dévastateur. Il déclare, déçu et amer, que tout est fini, qu’on ne l’y reprendra plus. Il peut même devenir, comme ce fut si souvent le cas, le plus cynique des conservateurs. Le champ de la contestation lui est fermé ? C’est qu’il s’était trompé : le véritable sens de l’Histoire, c’est moi, ici, maintenant. A l’heure du spectaculaire intégré, plus aveugle que jamais, il peut très bien devenir le plus fidèle apôtre de l’idéologie matérialisée cette fois-ci. Voilà sans doute comment, en quelques décennies, nous avons pu passer de l’ère hyper-politisée des grandes causes à celle cynique de la politique-gestion.

Au terme de ce tableau critique, on peut parler de la misère intellectuelle de certains militants, eux qui durent cesser de penser par eux-mêmes en même temps qu’ils adhéraient à un parti. N’est-ce pas ce que démontre le témoignage de Thirion, lui qui écrit dans ses mémoires : « un militant révolutionnaire perd bientôt toute personnalité et tout contact avec la réalité. Une fois pour toutes, il a accepté une idéologie qui est aussi une conception du monde »2634. De même, Henri Lefebvre ne rappelle-t-il pas, à propos de son parcours au sein du PCF, comment « sacrifier jusqu’à ses exigences intellectuelles, jusqu’aux exigences spécifiques de la connaissance humaine, passa pour un test de fidélité »2635 ? Le tout va encore plus loin, selon Vaneigem : sa position aurait quelque chose de morbide, l’esprit de sacrifice du militant s’étendant jusqu’au renoncement à sa propre vie et à toute perspective de libération de son existence quotidienne. Celui qui se sacrifie pour la cause d’un autre ne finit-il pas par se convaincre qu’il n’a pas de cause propre et que sa propre vie n’est pas digne ou capable d’engagement ? Bien entendu, c’est avec raison qu’on nous reprochera un ton quelque peu caricatural. Nous n’avons envisagé ici que le militant dans toute son excellence, en exacerbant les côtés par lesquels il s’engage le plus dans le principe de l’hétéronomie. Les positions sont bien plus diverses, en réalité. Il y aussi le militant par jeu, celui qui s’amuse de son rôle sans jamais en être le dupe mais, qu’il soit trop rétif à tout embrigadement ou qu’il préfère en fin de compte le doux confort de ce qui est, ce militantisme ne fait jamais long feu et, durant toute sa période active, se distingue par sa relative distance inefficace. Il y encore celui qui choisit de s’engager au sein d’un parti par simple souci stratégique et qui tente d’utiliser le parti à ses propres fins tout en refusant farouchement de s’y aliéner. Il y a enfin la position insoutenable, comme celle de Sartre ou même des surréalistes pendant un temps, de celui qui se sent autonome mais qui, se sentant faible par lui-même, est prisonnier de ce terrible dilemme : s’engager dans le parti, se soumettre aux mots d’ordre et renoncer à tous ses principes ou bien garder le cap intègre de son autonomie et courir le risque de « rater l’Histoire ». Nous avons encore laissé sous silence – nous pour qui il est si facile de critiquer – l’éventuelle grandeur du militant. Ses défauts n’ont-ils pas aussi leurs qualités ? A l’heure où tout sens de l’Histoire semble s’être perdu, ne maintient-il pas haut l’exigence d’une véritable pratique historique ? Et mieux vaut, sans doute, cet activisme aliéné plutôt que cette aliénation passive qui nous environne. Cependant, le socialisme du XXème siècle ne peut en aucun cas adhérer au déterminisme historique, au règne de l’idéologie et de l’hétéronomie ainsi qu’à l’esprit de sacrifice caractérisant sa position. Il ne peut soutenir la croyance immorale, qui est la sienne, d’une fin qui justifie les moyens.

Notes
2632.

L’Homme révolté, op. cit., p.293

2633.

Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.294

2634.

Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.205

2635.

Cité par M. Surya, La Révolution rêvée, op. cit., p.449