c) Un Nouveau socialisme passionnel

Socialisme passionnel contre socialisme austère :

Les principales théories socialistes du XIXème siècle, à quelques exceptions près, ont, en effet, un point mort : la question de l’organisation de la vie quotidienne. Elles ne définissent véritablement, pour la plupart, aucun style de vie nouveau ou, si elles se hasardent sur ce terrain, elles relèguent ce genre de préoccupations très loin derrière les questions économiques et politiques. Trotsky, par exemple, envisage bien une élévation de la qualité passionnelle de la vie. Dans ce passage de Littérature et révolution, on retrouve même quelques accents utopiques dignes d’un Fourier :

‘« L’homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à construire des palais du peuple sur les hauteurs du mont blanc ou au fond de l’Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramatique, le dynamisme le plus élevé »2654.’

Mais tout cela est renvoyé dans un futur lointain et seulement une fois que la révolution communiste aura été pleinement achevée. Dans l’ordre de ses priorités, tout ceci est bien loin. Dans le présent, c’est-à-dire en 1923, la révolution bolchévique n’a que faire des travaux des poètes du LEF visant précisément à changer la vie et à transformer l’existence quotidienne dès maintenant. Avant de transformer notre environnement ou de créer un certain nombre de structures passionnantes, affirme-t-il, il faut d’abord éduquer les masses, moderniser l’industrie, protéger l’URSS de ses ennemis et suivre, pour cela, les directives du Parti.

C’est sur ce point, comme nous allons le voir, que ces « socialistes du XXème siècle », se différencient le plus. Pour ce qui est des situationnistes2655, ils s’inscrivent dans la lignée de certaines réflexions d’Henri Lefebvre. Ce dernier rappelle, en effet, en 1958, combien « il est dérisoire de définir le socialisme par le seul développement des forces productives » tant il est évident que les hommes « aspirent au bonheur et non à produire »2656. Derrière un tel propos, une fois de plus, c’est le Parti Communiste et les grands partis socialistes d’alors qui sont visés. Comment les surréalistes et les situationnistes auraient-ils pu s’accommoder du puritanisme petit-bourgeois qui prévalait au sein du Parti ? L’exemple du texte « Rêverie », publié par Dali dans le quatrième numéro du Surréalisme au service de la révolution, est révélateur. Le récit fut, en effet, accusé de pornographie2657 par le PCF qui convoque alors Aragon, Sadoul, Alexandre et Unik afin de s’en expliquer. L’épisode cristallise la montée des tensions entre surréalistes et communistes (et précipitera, d’ailleurs, la rupture avec Aragon). Thirion souligne combien « Breton se mit en colère quand Aragon lui fit le récit de cette incroyable et burlesque comédie de vertu »2658. L’épisode, aussi anecdotique qu’il paraisse, est symptomatique de l’atmosphère austère et des mœurs bourgeoises qui règnent alors au sein des milieux communistes. Il témoigne d’une fracture réelle entre les perspectives propres de ce socialisme du XXème siècle et le rigorisme moral qui prévaut parmi les militants d’alors, entre l’hédonisme des uns et le misérabilisme des autres. Tandis que le Parti reproche à tous ces poètes et activistes d’un genre nouveau de mener une vie de bohème contre-révolutionnaire, détachée de la réalité miséreuse du prolétariat et du travail exigeant que réclame la révolution, ces derniers accusent les mœurs et la culture réactionnaires des milieux militants. Sans revenir sur les déclarations de Vaneigem, Bataille affirme, par exemple : « nous croyons que la force appartient non à ceux dont l’action est exigence de travail morne et rébarbatif, mais à ceux qui, au contraire, délivreront le monde de l’ennui où il s’épuise »2659. A notre époque, on retrouve encore, avec la même déception un tel débat. Ainsi l’autoproclamé groupe des « Chômeurs heureux » doit se défendre face aux critiques provenant de certains milieux militants d’extrême-gauche, en singeant avec humour leur discours habituel : « le bonheur est bourgeois […] et d’ailleurs, comment peut-on se dire heureux en présence de la misère, de la violence, et des petits pains qui coûtent soixante-sept pfennigs alors que ce ne sont plus que d’insipides poches gonflées d’air ?! »2660.

Pour éviter de se heurter à de tels propos misérabilistes, il est donc urgent, pour ce socialisme du XXème siècle, d’introduire les mots de « désir » et de « passion » dans le discours socialiste et d’en faire les nouveaux termes clés. Comme le fait remarquer Octavio Paz, le mot « désir » n’est-il pas absent du vocabulaire de Marx ? En réduisant le quotidien à l’action et à la production matérielle économique, sans considérer le plus anodin, le ludique pur, l’amour, le désir et l’imaginaire, ne s’est-il pas rendu coupable d’ « une omission qui équivaut à une mutilation de l’homme »2661 ? C’est cette image désincarnée et abstraite de la révolution que tous ces poètes corrigent à mesure qu’ils réhabilitent et qu’ils resituent au cœur de leur perspective politique tous ces moteurs passionnels puissants. Tel est désormais leur objectif : provoquer et rendre possible « le déchaînement du plaisir sans restriction »2662, par le biais de la révolution. Tel est le sens, pour eux, de l’union de ces deux perspectives, transformer le monde et changer la vie : la révolution socialiste n’a d’intérêt que si elle est en même temps une lutte pour l’augmentation de la qualité passionnelle de la vie.

Sur ce terrain, tous ces poètes retrouvent et revalorisent certaines perspectives passées héritées de Fourier. Le grand apport de ce dernier à la théorie socialiste n’est-il pas d’avoir voulu « diviniser les voluptés »2663, réhabiliter les passions et provoquer, à partir de là, une hausse générale de la qualité de la vie ? Loin de toute forme de misérabilisme, celui-ci n’explique-t-il pas que « le bonheur […] consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire »2664 ? Derrière les extravagances d’une imagination fantasque et, en quelque sorte, involontairement poétique2665, il définit une science nouvelle des passions visant à en déterminer les différentes catégories2666, les motifs ainsi que les moyens de les exploiter et de les harmoniser. Sa thèse centrale, comme la résume pour nous Paul Ricœur, est que « les passions sont des vertus et que la civilisation en a fait des vices »2667. Selon lui, si les passions sont aujourd’hui telles qu’elles sont et qu’elles paraissent vicieuses dans nos sociétés, ce n’est pas elles, en tant que telles, qu’il faut blâmer mais la société qui les restreint et les dénature. Comme il l’affirme, « ce qu’il y a de vicieux, c’est la civilisation, qui ne se prête pas au développement ni à l’emploi des caractères donnés par Dieu »2668. En d’autres termes, ce n’est pas les passions qu’il faut réprimer et adapter à la société présente mais l’inverse. Tel est donc le point de départ de sa réflexion politique : il faut créer une société nouvelle qui permette à l’homme de libérer et de satisfaire ses désirs et ses passions. Il ne s’agit pas de changer les passions mais de leur ouvrir de nouvelles perspectives où elles puissent s’épanouir, s’harmoniser et contribuer au bien commun. Par exemple, sans changer la passion du gain et du plaisir, ne pourrait-on pas inventer un nouvel ordre social qui, au lieu d’en faire un motif de compétition, trouve un moyen de satisfaire ces passions à travers un système d’associations et de collectivisation ? De même, plutôt que de réprimer le désir de gloire ne pourrait-on pas en faire un principe d’émulation et donc de progrès collectif2669 ? Breton, en 1946, ne dit pas autre chose : partant du principe que toutes les passions sont bonnes, il démontre qu’ « il n’appartient pas à l’homme de changer leur nature ou leur but mais bien de modifier leur marche ou essor en fonction de l’équilibre général »2670. S’il va de soi que surréalistes et situationnistes ne pouvaient que critiquer la religiosité de Fourier ou bien son esprit de système, du moment qu’il prétend régler le réel selon des principes mathématiques abstraits2671, ils trouvent là une référence majeure. Les éloges pleuvent à son compte. Tandis que Benjamin vante les « fantastiques imaginations d’un Fourier »2672, Vaneigem ou Breton ne cessent de se référer à ses ouvrages. Pour le poète surréaliste, Fourier est ce « grand sociologue […], plus révolutionnaire que tous les autres pour avoir voulu refaire l’entendement humain »2673. Dans l’Ode qu’il lui consacre, il exalte sa figure : « toi Fourier/Toi debout parmi les grands visionnaires »2674, le tout avant de conclure, dans ses Entretiens : « Fourier est immense et je n’ai pas de plus grande ambition que de lui faire remonter le courant d’oubli qu’il traverse et qui suffirait à nous renseigner sur la perte de connaissance de ce temps »2675. Ceci explique, sans doute, que sa statue ait pu refleurir tous les jours, en 1937, comme le rappelle Breton2676, ou que le 10 mars 1969 les situationnistes participent au retour de la statue de Charles Fourier à Paris2677 (avant que les autorités ne l’enlèvent à nouveau, dès le 12 du même mois). L’enjeu autour d’une telle pensée est de taille. Breton explique que « Fourier opère ici la jonction cardinale entre les préoccupations qui n’ont cessé d’animer la poésie et l’art depuis le début du XIXème siècle et les plans de réorganisation sociale qui risquent fort de rester larvaires s’ils persistent à ne pas en tenir compte »2678. Le propos ne saurait être plus clair : la référence à Fourier permet de concilier les perspectives du socialisme avec celles du « changer la vie » rimbaldien. La révolution, à partir de lui, ne se limite plus à de simples enjeux économico-politiques : elle doit instaurer, tout ensemble, un nouvel ordre amoureux, de nouveaux comportements ludiques et une qualité passionnelle de l’existence quotidienne inédite.

Dans cette perspective, à l’opposé de tout discours misérabiliste, le socialisme peut aller de paire avec la généralisation de l’hédonisme et du luxe. Asger Jorn défend ainsi, au milieu des années 1950, une forme d’éthique du luxe. Bataille, Breton et quelques autres préviennent, dans la déclaration initiale du groupe « Contre-Attaque » en 1935, n’être « animés d’aucune hostilité d’ascète contre le bien-être des bourgeois »2679. Voilà qui avait de quoi scandaliser le PCF… Pourtant, quoi de plus logique, d’un point de vue révolutionnaire ? Faut-il lutter contre le système d’exploitation bourgeois pour ramener tout le monde à une égalité miséreuse ou bien pour tenter de généraliser le bien-être dont seuls les nantis peuvent jouir pour l’instant ? Vaneigem pousse la provocation encore plus loin : puisque ce « bien-être des bourgeois » est encore peu de choses à ses yeux (du fait, notamment, de leur travail), ce n’est pas avec lui qu’il faut concilier le socialisme mais avec l’art de vivre aristocratique. Il vante la figure de Sade à ce titre : « Marquis et sans-culotte, DAF de Sade unit la parfaite logique hédoniste du grand seigneur méchant homme et la volonté révolutionnaire de jouir sans limite d’une subjectivité enfin dégagée du cadre hiérarchique »2680. Debord vante, lui, l’apport de la Préciosité. Bien sûr, il est inutile de préciser combien le système d’exploitation, dont le luxe aristocratique était bénéficiaire, est odieux aux yeux de tous ces poètes et activistes. Il est question, ici, d’un « dépassement aristocratique de l’aristocratie »2681, selon l’expression de Vaneigem. En d’autres termes, il s’agit de transposer l’art de vivre aristocratique dans le cadre d’une société socialiste et, avec lui, son art de la fête, de la conversation, de l’agencement du milieu et donc de la construction de situations. Avec l’aristocratie, tous ces poètes retrouvent encore, contre les principes de la société bourgeoise, une philosophie de la dépense et un affinement libre des passions ayant pour corollaire une haine du travail et de la trivialité qui va avec.

Notes
2654.

Littérature et révolution, op. cit., p.288

2655.

Breton n’a jamais tenu Lefebvre en haute estime, l’explication tenant sans doute à une brouille ancienne, lors du rapprochement raté entre les surréalistes et la revue Philosophies,et à sa posture d’intellectuel du Parti durant les années 1930

2656.

« Avant-propos à la seconde édition », Critique de la vie quotidienne, I : Introduction, op. cit., p.57

2657.

Dans ce texte, Dali décrivait, notamment, la mise en place d’un stratagème « sadien » visant à sodomiser une fillette de onze ans dans une grange. Alors que le personnage parvient à ses fins, la jeune fille se transforme en la femme qu’il aime.

2658.

Révolutionnaires sans révolution, op. cit., p.549

2659.

« Front populaire de la rue » (1935-1936), Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.411

2660.

Manifeste des chômeurs heureux (1996, 2006 pour la traduction française), op. cit., p.30

2661.

O.PAZ, Point de convergence, du romantisme à l’avant-garde (1974), op. cit., p.98 : « Le mot désir ne figure pas dans le vocabulaire de Marx. Une omission qui équivaut à une mutilation de l’homme. »

2662.

R. VANEIGEM, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.159

2663.

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.186

2664.

ibid., p.124

2665.

Toute sa pensée ne s’appuie-t-elle pas sur les ressorts de l’analogie ?

2666.

Fourier en distingue douze : les cinq appétits des sens, l’amitié, l’amour, la famille, l’ambition, le désir de luxe, le désir des groupes et les désirs des séries (ces trois dernières constituant les « passions raffinantes »).

2667.

L’Idéologie et l’utopie, op. cit., p.400

2668.

Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808), op. cit., p.113

2669.

Pour être tout à fait honnête, Trotsky développe, lui aussi, un point de vue similaire. Il explique comment, dans la société socialiste, l’esprit d’émulation sera déplacé de la concurrence du marché « sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts » (Littérature et révolution, op. cit., p.263)

2670.

Entretiens, op. cit., p.252

2671.

Voilà qui amène Fourier à préconiser, par exemple, sans sourciller, des déplacements massifs de population afin que chaque canton puisse être équilibré et fonctionner correctement tout en concluant qu’ « il faudra donc que la population se limite approximativement aux populations indiquées par la théorie »… (Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, op. cit., p.164)

2672.

« Sur le concept d’histoire », Œuvres vol.3, op. cit., p.436

2673.

« Trait d’union » (1952), Perspective cavalière, op. cit., p.12

2674.

« Ode à Charles Fourier », Signe ascendant, op. cit., p.102

2675.

Entretiens, op. cit., p.252-253

2676.

Il évoque la scène dans son « Ode à Charles Fourier »

2677.

L’épisode est raconté, entre autres, par C. Bourseiller, dans Vie et mort de Guy Debord (1931-1994)

2678.

Entretiens, op. cit., p.253

2679.

G. Bataille, Œuvres complètes vol.1, op. cit., p.381

2680.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.267

2681.

Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, op. cit., p.272