1) L’Horizon introuvable de la Révolution

a) Erreurs d’analyse
1. Erreurs d’analyse sur le développement de l’Histoire, de l’économie et de la société :

Si l’histoire, il faut bien le reconnaître, a confirmé bon nombre des intuitions de Marx sur le développement de la société bourgeoise capitaliste, elle n’en a pas moins invalidé un nombre tout aussi conséquent. Pour en donner, pêle-mêle, quelques exemples évidents, à mesure que l’économie se mondialisait et que se créaient un certain nombre d’organismes de contrôles supra-étatiques (FMI, Union Européenne, Banque mondiale, etc.), les barrières nationales ne se sont pas pour autant effondrées et le XXème siècle fut jalonné de guerres nationalistes. Tout au long du XXème siècle, de même, l’éclatement du savoir a conduit à une hyperspécialisation et au règne des experts qui n’ont fait qu’aggraver la division du travail, la scission entre masses dirigées et élites dirigeantes, et, avec elle, le manque de conscience théorique du prolétariat. Pire, le réformisme de la société bourgeoise, aussi bien sous la poussée de l’action syndicale que des propres nécessités du développement de l’économie capitaliste, loin d’aggraver la conscience prolétarienne de l’exploitation et les conditions d’une lutte des classes l’ont, à la fois, atténué et masqué en étendant les conditions d’exploitation des prolétaires à la quasi-totalité des salariés (prolétaires et cadres supérieurs se rejoignant sous le signe d’une aliénation de plus en plus semblable). Il a réussi à intégrer le prolétariat au système économique lui-même, en lui ouvrant les portes du domaine de la consommation et donc l’accès au règne de la marchandise. Dès lors, sans développer pour l’instant tous ces points, la perspective d’un effondrement inévitable et imminent de la bourgeoisie fut sans cesse démentie par l’histoire. En plein milieu du XIXème siècle, dans Le Manifeste du parti communiste qu’il co-écrit avec Engels, Marx n’était-il pas persuadé d’analyser la bourgeoisie au moment de son déclin ? N’en trouvait-il pas la preuve dans la périodicité des crises commerciales accélérées ou dans « l’épidémie de surproduction »2772 qui menaçaient le développement de l’économie capitaliste ? On s’est aperçu depuis que la répétition de ces crises – jusqu’à celle de 2009 – n’a jamais entraîné la remise en question profonde ou la faillite réelle du système économique, soutenu à coup de milliards et de mesures d’exception par le pouvoir politique, et qu’elle n’a jamais produit que des réformes de surface du système – aussitôt remises en cause dès que le système fonctionne à nouveau à plein. De même, le système économique a appris, depuis le XIXème siècle, à gérer ces problèmes de surproduction et à entretenir artificiellement sa croissance et, ce, non plus en adaptant la production au marché mais en créant un marché qui réponde à la production2773. Marx, comme Debord (lui qui croit encore, dans les années 1960, étudier la société capitaliste à l’aube de son effondrement2774), ont largement sous-estimé la capacité du capitalisme à se transformer et à s’adapter aux nouvelles contraintes qu’il rencontre et qu’il génère.

A cela s’ajoute encore une seconde illusion : celle que la bourgeoisie, en même temps qu’elle accumule des richesses nouvelles crée, en face d’elle, une masse de prolétaires de plus en plus nombreux et de plus en plus exploités qui creuseraient bientôt la tombe du capitalisme. Comme l’écrit Marx, largement suivi, une fois de plus, par Debord, la bourgeoisie n’aurait donc « pas seulement forgé les armes qui la tueront, elle a produit aussi les hommes qui les manieront : les ouvriers modernes, les prolétaires »2775. Seulement, là encore, comme nous allons le voir, le système, loin de s’effondrer sous la pression du prolétariat, a réussi, de façon exemplaire, à intégrer cette « classe dangereuse » à son propre développement et à ses propres valeurs, nous obligeant ainsi à remettre profondément en question le schéma marxiste de la lutte des classes.

Notes
2772.

Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.26

2773.

Divers éléments entrent ici en ligne de compte : la mondialisation du marché économique, le sabotage entretenu des marchandises qui leur assure une durée de vie limitée et planifiée, la création sans cesse renouvelée de besoins artificiels…

2774.

Le titre d’un de ses articles d’alors, en 1966, résume suffisamment cette croyance : « le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande » (Internationale situationniste n°6, mars 1966, p.3 à 11)

2775.

Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.27