3. Le Cosmopolitisme et l’écueil du nationalisme :

Socialisme et cosmopolitisme :

La définition socialiste du prolétariat entraîne, en effet, comme nous venons de le montrer, la croyance en une solidarité supérieure du prolétariat susceptible de transcender toute autre forme d’appartenance ou de lien social, à commencer par celui de la patrie. Même si Bakounine est bien conscient que « pour toucher le cœur et pour conquérir la confiance, l’assentiment, l’adhésion, le concours du prolétariat non instruit […], il faut commencer par lui parler, non des maux généraux du prolétariat international tout entier, ni des causes générales qui leur donnent naissance, mais de ses maux particuliers, quotidiens, tout privés »2794, c’est-à-dire ancrer la contestation dans le local, la quasi totalité des théoriciens socialistes révolutionnaires défendent l’idée d’une solidarité universelle du prolétariat. « Les ouvriers n’ont pas de patrie »2795, disait Marx. Selon lui, l’appartenance de classe primerait donc sur l’appartenance nationale, tous les ouvriers du monde entier n’ayant qu’un seul allié : les ouvriers des autres pays, et qu’un seul ennemi commun : la bourgeoisie de tous les pays. A l’appui d’une telle démonstration, la Commune n’a-t-elle pas proclamé d’emblée son caractère universel et son opposition véhémente au patriotisme ? De même, de nombreuses affiches n’appellent-elles pas, en mai 1968, à la solidarité internationale et à l’abolition des frontières2796 ? Le tout, bien sûr, renvoie à une nécessité stratégique : comment assurer la réussite de la révolution socialiste dans un seul pays si le reste du monde lui est hostile ? L’attitude des grandes puissances occidentales après la révolution bolchévique suffit à démontrer, d’une part, l’inanité de cette déclaration de Sade : « laissez les trônes de l’Europe s’écrouler d’eux-mêmes : votre exemple, votre prospérité les culbuteront bientôt, sans que vous ayez besoin de vous en mêler »2797 et, d’autre part, l’impossibilité d’instaurer la révolution dans un seul pays sans qu’un nouvel ordre international ne soit créé simultanément. La révolution doit être mondiale. Marx et Engels ne concluaient-ils pas Le Manifeste du parti communiste sur l’appel à l’unité suivant : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »2798 ?

Ces deux considérations, à la fois idéologique (la croyance en une solidarité supérieure du prolétariat) et stratégique (l’impossibilité d’établir le socialisme dans un seul pays sans s’exposer à l’intervention hostile de tous les autres), justifient le cosmopolitisme du socialisme. Son projet, dès l’origine, est explicite : en même temps qu’il supprime toute domination de classe, il doit « abolir la patrie »2799. Son raisonnement, résumé par Marx et Engels, repose sur la simple analogie suivante : « abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation »2800. Débarrassé de l’entrave des frontières et des intérêts patriotiques, la révolution socialiste pourrait alors instaurer un fédéralisme universel, selon le modèle que propose Bakounine : une fédération générale des communes et des nations autonomes entre elles. Elle doit entraîner « la dissolution de tous les Etats dans la fédération universelle des associations productives et libres de tous les pays »2801. Le socialisme rêve d’une communauté universelle harmonieuse et fraternelle, fondée sur une solidarité internationale de tous les instants. Il rêve de l’unité des peuples et de l’abolition de toute forme de patriotisme, si ce n’est de toutes les frontières.

Notes
2794.

Théorie générale de la révolution, op. cit., p.253

2795.

Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.42

2796.

Une affiche proclamait ainsi : « l’union de tous les travailleurs brisera les frontières » (500 Affiches de mai 68, op. cit., p.168)

2797.

La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p.252

2798.

Le Manifeste du parti communiste, op. cit., p.61

2799.

ibid., p.42

2800.

ibid.

2801.

BAKOUNINE, Théorie générale de la révolution, op. cit., p.309