2) Le Perpétuel problème du public

a) Une Absence véritable de public

L’Isolement des avant-gardes :

Selon Sartre, la principale tare qui affecte les avant-gardes poétiques du XXème siècle, à commencer par les surréalistes, serait, en effet, l’absence de public. Pour reprendre une expression de Paul Klee, leur drame serait le suivant : les œuvres sont là, mais « le peuple manque ». Le mal remonterait au XIXème siècle, quand le raffinement esthétique et les préoccupations des poètes symbolistes les coupaient de tout lectorat populaire. Le mythe de la « tour d’ivoire » serait la conséquence de cet isolement et de cet élitisme des poètes, selon le philosophe existentialiste. Sans adhérer à toutes ses conclusions (nous y reviendrons), il faut reconnaître qu’il touche juste sur ce premier point : alors que surréalistes et situationnistes espèrent rencontrer un public le plus large possible et transposer ainsi leur expérience qualitative en réalisation quantitative, leurs textes et leurs actions restent ignorés de l’immense majorité de la population et ne rencontrent, de ce fait, qu’un faible écho dans la société. Le paradoxe terrible de leur aventure est qu’au lieu de rencontrer le prolétariat – puisque c’est au sein de cette classe qu’ils cherchent un écho de leurs préoccupations révolutionnaires – leur seul public reste élitiste et bourgeois. N’est-ce pas la conséquence inévitable de toute position avant-gardiste ? Comme l’explique Serge Fauchereau, « à vouloir être absolument moderne, en avant du public, l’inventeur, le prophète perd contact avec ce public. Ancré dans le présent, mais prétendant voir plus loin, c’est le paradoxe de l’art moderne que d’être devenu élitaire »2885. Dans le cadre d’une expérience purement esthétique, ceci est déjà désolant – que l’on pense à Van Gogh mourant dans l’anonymat le plus complet – mais lorsqu’on prétend en finir avec l’art comme activité séparée et faire de sa pratique poétique une pratique politique, ceci est dramatique. Prétendre en finir avec la société bourgeoise et ne trouver de lecteurs et de spectateurs que parmi sa frange la plus cultivée, voilà qui est désespérant. Dans de telles conditions, à quelle efficacité pourrait prétendre leurs textes ? Comme le souligne Sartre, non sans une pointe de moquerie, « la bourgeoisie laisse faire ; elle sourit de ces étourderies. Peu lui importe que l’écrivain la méprise : ce mépris n’ira pas loin, puisqu’elle est son seul public »2886.

Si les situationnistes se soucient finalement assez peu d’une telle situation (à condition que ce public ne prétende pas le récupérer et l’assimiler à lui), convaincus que leurs idées « sont dans toutes les têtes » et qu’elles finiront donc nécessairement par rencontrer le mouvement révolutionnaire, les surréalistes regrettent ouvertement une telle situation, entre deux périodes où ils se résignent à une forme d’occultation de leurs activités. Breton déclare, en 1926 : « Nous déplorons grandement que la perversion complète de la culture occidentale entraîne de nos jours l’impossibilité, pour qui parle avec une certaine rigueur, de se faire entendre du plus grand nombre de ceux pour qui il parle »2887. La réception paradoxale du surréalisme, ignoré des foules auxquelles il s’adresse et écouté par ceux-là mêmes qu’il combat, ne cesse de le stupéfaire et de le désoler. Il y a là, à ses yeux, une forme de quiproquo : « un public, pour qui l’on parle et dont on aurait tout à apprendre pour continuer à parler, qui n’écoute pas ; un autre public, indifférent ou fâcheux, qui écoute »2888. L’adhésion des surréalistes au PCF et leur acharnement à s’y lier, pendant dix ans, malgré une hostilité évidente, se comprend aussi comme un effort pour trouver un relai efficace et écouté auprès du prolétariat et sortir de cette situation absurde. L’expérience, cependant, ne produit aucun résultat significatif sur ce point. Au contraire, tout du long de ce compagnonnage contre-nature, les communistes ne cessent de reprocher aux surréalistes leur origine et leur public bourgeois dont ils n’arrivent pas à se « dépêtrer ».

La seule satisfaction des surréalistes, à cette époque, est, au moins, de provoquer une série de scandales, parmi ce lectorat paradoxal. Ceci était de nature à les rassurer sur le bien-fondé de leur position. Ainsi, le premier numéro de La Révolution surréaliste compile avec complaisance les réactions hostiles du public bourgeois à leur égard2889. Toutes les coupures de presse rassemblées dans la revue présente un panel qui va de l’injure (« le surréalisme… c’est de la foutaise »2890) à la condescendance des plus âgés (« ne refusons pas notre attention à cette école nouvelle dont les membres actuels ont l’irritante outrecuidance, mais aussi la féconde confiance et la vive ardeur de la jeunesse »2891), en passant par l’incompréhension (« surréalisme apparaît synonyme de démence »2892) ou la curiosité distante (« Ne criez pas à la plaisanterie. Pour ma part je crois qu’il n’est rien de plus sérieux. »2893). Quelques années plus tard, en 1969, l’I.S. reprend une telle pratique2894 et, ce, précisément au moment où elle « risque » de rencontrer un succès auprès d’un public qu’elle n’est pas sûre d’assumer et qui s’étend désormais de la bourgeoisie à la gauche communiste. Les réactions sont classées, selon les qualificatifs employés par les situationnistes, de la bêtise : « Ce sont les plus dangereux, mais ils ne sont pas nombreux, une demi-douzaine environ, barbus et chevelus. Il faut y ajouter leurs égéries. » (Paris-Presse)  ou « Internationale situationniste : ce mouvement est parti en France de l’Université de Strasbourg pendant l’année 1966-1967 » (Jean Maitron), à la démence : « Dans une perspective léniniste, l’I.S. ne saurait être considérée autrement que comme une manifestation dangereuse de la pensée petite bourgeoise. Elle sert le capitalisme, témoin l’audience qui lui fut faite ces derniers temps dans la presse bourgeoise. » (R. Estivals), le tout en passant par la panique (P. Kenny : « même si l’on mobilisait contre eux toutes les forces de police et de contre-espionnage, elles n’y suffiraient pas »), la diffusion de contre-vérité (dire de Cohn-Bendit ou de Marcuse qu’ils sont liés à l’I.S.) ou la calomnie (accuser Debord d’être le fils d’un grand industriel ou bien d’être un espion). Un tel exercice a pour fonction de souligner tout ce qui nous sépare effectivement de nos ennemis. Il permet de renforcer le sentiment d’opposition et la cohésion du groupe dans l’opprobre et le mépris de ses adversaires. Il court un risque, cependant : que la réception d’abord involontairement élitaire de ces avant-gardes ne provoque, en réaction, un discours effectivement élitiste. Que penser, chez Debord, de ces interminables listes, ouvrages ou films consacrés uniquement à railler tous ses critiques, qu’ils soient opposés ou enthousiastes ? Il y a là une façon systématique de décourager son public qui est assez étonnante – même si nous verrons plus loin qu’elle obéit à une certaine stratégie. Le refus absolu de composer avec la société présente n’aboutit-il pas, de fait, à une forme de mépris et de condescendance généralisée ? Les surréalistes étendent ainsi leur critique du public bourgeois, qui a le tort de s’intéresser à eux, à celle du prolétariat lui-même, jugé décevant parce qu’ils ne s’intéresse pas à eux cette fois-ci. Breton passe vite du simple regret du « manque de réponse vitale de l’immense majorité du public » à une forme de mise en accusation :

‘« Devant l’art en particulier – mais l’attitude envers l’art a chance de refléter toutes les autres – la réaction de l’opinion générale est, à cette époque, des plus décevantes. Elle est faite de blasement, d’atonie profonde qui se dissimule sous le masque de la légèreté, de la suffisance, du sens commun le plus éculé se prenant pour le bon sens, du scepticisme non éclairé, de la roublardise, lesquels ne trahissent d’autre sentiment valide que la peur constante d’être dupe. »2895

Quelques temps plus tard, la résignation laisse place à une forme de condescendance :

‘« Aux impudents niveleurs par la base, aux feuilletonistes démagogues, nous persistons à opposer le parti de la libre recherche et de la plongée dans l’inconnu. Force est, dès le départ dans cette voie, de renoncer à l’audience des masses, trop inéduquées pour pouvoir entendre du nouveau. »2896

C’est bien là l’impasse de la position avant-gardiste que nous mettions en évidence, précédemment : se positionner en avant des « masses », prétendre incarner la tête de proue expérimentale et qualitative de leur devenir et, finalement, toujours se désoler de leur inaptitude à nous rejoindre et du caractère décevant de ses développements réels. Les situationnistes, comme les surréalistes, éprouvent alors la tentation de l’occultation qui n’est jamais que le pendant systématique d’un renforcement de la discipline interne rigoriste du groupe. Ainsi Breton demande, en 1930, « l’occultation profonde, véritable du surréalisme », le tout avant de proclamer « le droit à l’absolue sévérité. Pas de concessions au monde et pas de grâce »2897. L’I.S. et le groupe surréaliste, tout comme d’autres mouvements comme Contre-Attaque ou Acéphale, se présentent ainsi comme des sociétés secrètes fermées ultra-élitistes, voire sectaires selon leurs adversaires.

Leur position, à ce moment là, est semblable au personnage d’un autre grand penseur isolé dans son siècle, c’est-à-dire le Zarathoustra de Nietzsche. Ce dernier ne se lamentait-il pas, à la fin des années 1880, de n’avoir « entendu aucune réponse, aucun souffle de réponse… » et n’affirmait-il pas avoir « la malchance d’être contemporain d’un appauvrissement et d’une désertification pitoyables de l’esprit allemand »2898 ? Les propos de Zarathoustra résument ce sentiment de solitude : « ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche faite pour ces oreilles »2899. Tandis que chacune de ses paroles – tout comme chacun des ouvrages de Nietzsche – est comme un filet jeté à la mer afin d’attraper et de rencontrer « des hommes aux âmes profondes, riches et exubérantes », il doit se résigner : « l’avouerai-je ? jusqu’à présent je n’ai rencontré personne »2900. Son attitude est simple, alors : il se place en avant de la foule, bien au-delà et, comme elle échoue pour l’instant à le rejoindre, il décide de lui tourner ouvertement le dos. Sa résolution est sans appel : « Je ne dois être ni berger, ni fossoyeur. Je ne parlerai plus jamais au peuple ; pour la dernière fois j’ai parlé à un mort »2901. Dans une posture très aristocratique et faite de condescendance, il proclame : « tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire : loin de la place publique et de la gloire ont toujours demeuré les inventeurs des valeurs nouvelles », avant de conclure : « fuis dans ta solitude ! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables »2902. Le tout, comme l’occultation pour les avant-gardes, ne se veut pas définitif. Zarathoustra attend de revenir en honneur dans la société. Il attend, pour cela, que ses idées aient été reconnues et adoptées spontanément par le plus grand nombre. Il patiente sur sa montagne en attendant que le modèle qualitatif qu’il incarne soit repris par tous. Tel est son fol espoir : « Maintenant les vagues montent et montent autour de ta montagne, ô Zarathoustra. Et malgré l’altitude de ta montagne, il faut que beaucoup montent jusqu’à toi ; ta barque ne doit plus rester longtemps au sec »2903. L’attitude de ces avant-gardes poétiques n’est pas différente. Tant que le public manque ou qu’il n’est pas à la hauteur de ce qu’on prétend incarner, rien ne sert d’aller à lui et de le « charmer » : ce serait soit risquer un échec cuisant, soit trahir ses propres convictions en acceptant de prendre à sa traîne des disciples. Rien ne sert de « faire nombre ». Il faut se concentrer, au contraire, et incarner, dans ce retranchement, un contre-modèle qualitatif en attendant que le peuple ne s’en empare et ne l’étende dans le quantitatif. Voilà qui vaut mille fois mieux que les longs discours d’un gourou, réclamant des disciples serviles et passifs. Cependant, dans le moment présent, c’est se condamner à une forme de solipsisme douloureux qui, s’il dure trop, peut vite se muer en une forme de désespoir rageur, comme dans le cas des situationnistes ou des surréalistes, ou triste, comme Kerouac, déclarant, en 1954, alors qu’il n’est toujours pas publié : « Cela a duré trop longtemps. Je suis prêt non seulement à arrêter d’écrire mais encore à me jeter dans la rivière »2904.

Notes
2885.

Expressionnisme, dada, surréalisme et autres ismes, op. cit., p.14

2886.

Qu’est-ce que la littérature ?, op. cit., p.140

2887.

« Légitime défense », Point du jour, op. cit., p.45

2888.

Les Vases communicants, op. cit., p.101

2889.

Aux milieux desquels se glisse tout de même, pour être exact, quelques réactions enthousiastes : « André Breton est mon ami » (La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.16)

2890.

La Révolution surréaliste n°1, décembre 1924, p.25

2891.

ibid.

2892.

ibid.

2893.

ibid.

2894.

« Jugements choisis concernant l’I.S. et classés selon leur motivation dominante », Internationale situationniste n°12, septembre 1969, pages 55 à 63

2895.

Arcane 17, op. cit., p.76

2896.

Entretiens, op. cit., p.257

2897.

« Second manifeste du surréalisme », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.128-129

2898.

Dernières lettres (1887-1889), op. cit., p.74

2899.

Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p.24

2900.

ibid., p.346

2901.

ibid., p.30

2902.

ibid., p.65

2903.

ibid., p.321

2904.

Lettres choisies 1940-1956, op. cit., p.456