c) Le danger de la récupération :

La réification des avant-gardes :

Le fait est que nos démocraties bourgeoises tolèrent assez bien une certaine dose de subversion. Si l’on prend le parti de soutenir ce système en place, on peut y voir un symptôme de bonne santé démocratique. Si l’on accepte une certaine forme de mauvais esprit, on peut dire qu’elles en ont besoin pour assurer le spectacle de ce bon fonctionnement et de ce que Vaneigem appelle « son libre-marché idéologique »2931. Comme elles ne pourraient intégrer réellement leurs minorités contestataires sans risquer de se saborder, elles ne le font que de façon spectaculaire. Il faut reconnaître que la politique du silence a fait son temps et que les surréalistes et un certain nombre de situationnistes, une fois morts ou « retirés », peuvent servir aujourd’hui de référence sans que cela ne provoque plus le moindre scandale. Le cas du surréalisme, de ce point de vue, est exemplaire. Aujourd’hui, on organise de grandes expositions à Beaubourg sur Dada ou les surréalistes, financées par de grands industriels2932. Breton est au programme du bac de français avec son livre Nadja. On s’arrache les reproductions de tableaux surréalistes pour décorer agréablement son salon. Les objets de collection du mouvement et des différents artistes qui l’ont composé se vendent aujourd’hui à prix d’or lors de ventes aux enchères, confirmant les pires craintes de Breton quant à la marchandisation de l’art : « l’œuvre d’art, à de rares exceptions près, échappe à ceux qui lui portent un amour désintéressé pour se faire, auprès d’indifférents et de cyniques, simple prétexte à l’investissement de capitaux »2933. Telle serait « l’amère victoire du surréalisme »2934, selon Vaneigem (sous le pseudonyme de J.-F. Dupuis) : « Le surréalisme est partout sous ses formes récupérées : marchandise, œuvre d’art, techniques publicitaires, langage du pouvoir, modèle d’images aliénantes, objets de piété, accessoires de culte »2935. On ne peut que le regretter. Comme le disait Breton, en 1942, « ce qui, en un sens déterminé, se fait ressemble assez peu à ce qui a été voulu »2936.

Le surréalisme est-il le seul à subir ce sort ? Kerouac, par exemple, s’est toujours plaint de la récupération du terme « beat generation »2937 et de ce qu’on met derrière à la suite du succès de son roman Sur la route, lui qui constate, d’un ton désabusé et lucide :

‘« Et donc maintenant il y a des numéros beatniks à la télévision, qui commencent par une satire des filles qui s’habillent en noir et des types en jeans et sweatshirt avec couteaux à cran d’arrêt et svastikas tatoués sur les aisselles, ça finira en superproductions respectables avec des crooners en jeans parfaitement retaillés par Brooks Brothers et autres articles assortis. »2938

Les situationnistes eux-mêmes, malgré tous leurs efforts2939, n’ont pu échapper à cette récupération en deux temps : d’abord, la caricature négative et falsificatrice puis la transformation marchande en un produit lisse et vidé de sa substance, ou son utilisation comme simple référence, elle-même devenue spectaculaire, dans le marché des citations pour intellectuels ou artistes en manque de radicalité. D’abord, ce furent les définitions hasardeuses consistant soit à banaliser ce qui est (comme la définition suivante du Larousse, à la fin des années 1960 : « Situationniste – se dit d’un groupe d’étudiants préconisant une action efficace contre la situation sociale qui favorise la génération en place »2940), soit le genre de calomnies ou de caricatures négatives que nous relevions précédemment2941. Ce furent aussi les accusations de terrorisme ou de meurtre et la frénésie médiatique hostile envers Debord, après l’assassinat de Gérard Lebovici. Aujourd’hui, depuis que Debord est mort et qu’on ne peut plus craindre qu’il se défende, le « situationnisme »2942 est à la mode, dans certains milieux. Il est courant d’entendre des personnalités comme Fabrice Luchini ou Frédéric Beigbeder (pour ne citer qu’eux) parler de « société du spectacle » sur les plateaux de télévision, en privant cette référence de toute la charge révolutionnaire qu’elle contient inévitablement si on la prend au sérieux. A une époque, la revue « Les Inrockuptibles » eut le mauvais goût de reprendre cette expression (sans aucune forme de contextualisation) pour en faire le titre de sa rubrique télévision. A cela, il faut encore ajouter la marchandisation de tous les produits issus du groupe situationniste, y compris les plus insignifiants. Le label fait vendre, en effet. La réédition des ouvrages et des films de Debord sont autant de relatifs succès commerciaux. Les revues, tracts et affiches originales produites par l’I.S. se vendent pour plusieurs centaines d’euros sur le marché de l’occasion. Comble du comble, en 2004, l’anniversaire des dix ans de la mort de Debord est l’occasion d’un hommage unanime (ce qui était mérité, mais pas pour les mêmes raisons), y compris de la part du Ministère des Affaires étrangères qui attribue à Debord le titre d’ « ambassadeur culturel de la France » ! Voilà qui confirme, une fois de plus, les craintes de l’I.S. : la société en place, après avoir maudit ses dissidents, trouve toujours un moyen, ensuite, pour pouvoir les vendre et s’en faire une gloire…

Telle est donc la réification des avant-gardes aujourd’hui. Leur valeur d’échange, en tant que signe de prestige ou en tant que simple marchandise, augmente à mesure que s’efface leur véritable valeur d’usage, c’est-à-dire l’emploi de leurs idées et le prolongement critique de leurs perspectives. Les surréalistes, comme les situationnistes, sont victimes du mécanisme qu’ils dénonçaient à propos de leurs prédécesseurs :

‘« L’idéologie dominante organise la banalisation des découvertes subversives et les diffuse largement après stérilisation. Elle réussit même à se servir des individus subversifs : morts, par le trucage de leurs œuvres ; vivants, grâce à la confusion idéologique d’ensemble, en les droguant avec une des mystiques dont elle tient commerce. »2943

Il est malheureusement arrivé à ces deux mouvements ce que Crevel dénonçait en son temps, à propos de la récupération de Rimbaud par Claudel et de son travestissement en catholique : ils sont devenus la proie de ces « messieurs bien-pensants de l’art et de la littérature qui feignent de s’intéresser à des œuvres subversives, rien que pour les vider de leur moelle, leur flanquer un tuteur »2944. On retient le charme et le frisson de la subversion, on lui attribue même un prestige tant il est vrai, comme le constate Vaneigem, « que sur le marché des idées molles, la moindre raideur formelle produit de la plus-value »2945.On admire et on exalte la radicalité et l’extrémisme des situationnistes ou des surréalistes. On l’incarne en une personnalité-vedette fascinante, comme Breton ou Debord, mais on n’en retient que l’extrémisme même, et non ses enjeux historiques. C’est là cette perversion que Debord dénonçait chez tous ses suiveurs :

‘« Les pro-situs n’ont pas vu dans l’I.S. une activité critico-pratique déterminée expliquant ou devançant les luttes sociales d’une époque, mais simplement des idées extrémistes ; et pas tant des idées extrémistes que l’idée de l’extrémisme ; et en dernière analyse moins l’idée de l’extrémisme que l’image de héros extrémistes rassemblés dans une communauté triomphante. »2946

A partir de là, les avant-gardes deviennent une marchandise comme une autre. Un jour, on fera des films à grand succès sur Debord et sur Breton. En attendant, on s’arrache déjà les produits dérivés : tracts, affiches, correspondance, collections personnelles. Bien sûr, tous ne s’y intéressent pas sans quelques motivations pratiques 2947 mais est-il exagéré d’affirmer que cet engouement et cette spéculation strictement commerciale relèvent du fétichisme ? Payer trois cent euros un tract de l’I.S. reproduit intégralement dans des ouvrages à vingt euros, n’est-ce pas le signe que ce qui importe en la matière n’est pas le contenu, ou « la moelle » comme disait Crevel, mais bien l’objet ainsi transformé en marchandise ? On voudrait qu’il y ait plus d’œuvres situationnistes et se les arracher comme une petite élite s’arrache celles des surréalistes. Quand il n’y a rien, ou presque, comme dans le cas de l’I.S, on se rabat sur des ersatzs ou des sous-produits comme ces tracts ou affiches. Tel est le paradoxe que relevaient déjà les situationnistes à propos de ceux que la société avait pourtant maudits de leur vivant : « Leur travail, qui n’était à ce moment qu’un sous-produit de leur activité réelle, va être hautement valorisé ensuite. Les hommes vivants de l’anti-réification ont tout de même produit leur dose de marchandise »2948. Tel est donc l’état des lieux aujourd’hui : les expériences surréalistes et situationnistes ne survivent plus, majoritairement, que réifiées. En leur temps, les surréalistes avaient pu connaître la censure2949. Aujourd’hui, le danger n’est plus le même. Il est plus discret. Il a tout de cette « dissimulation chafouine »2950 dont parle Vaneigem. Il prend la forme de ce que Bernard Noël appelle une « sensure », c’est-à-dire l’occultation ou la banalisation du contenu de ces expériences. Tel est ce piège que Breton dénonçait déjà en 1951 et qu’il résume ainsi : « Cette censure s’exerce d’une manière plus subtile. Elle n’empêche pas totalement l’écrivain de publier, l’artiste d’exposer mais, quand elle ne peut faire mieux, elle estompe son témoignage en organisant autour de lui le silence ou en l’ensevelissant sous des commentaires à côté »2951.

Notes
2931.

Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.12

2932.

François Pinault, dans le cas de Dada…

2933.

« Comète surréaliste » (1947), La Clé des champs, op. cit., p.120

2934.

Pour reprendre un titre de l’I.S. : « Amère victoire du surréalisme », Internationale situationniste n°1, juillet 1958, p.3-4

2935.

Histoire désinvolte du surréalisme, op. cit., p.157

2936.

« Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », Manifestes du surréalisme, op. cit., p.150

2937.

Lui qui avait d’abord dû se plaindre du silence et de l’isolement auquel l’a contraint pendant longtemps le refus des éditeurs de publier ses livres…

2938.

« Sur les origines d’une génération » (1959), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.104

2939.

Nous y reviendrons…

2940.

Cité par les situationnistes eux même, Internationale situationniste n°12, septembre 1969, p.53

2941.

infra, p.700-701

2942.

Rappelons ce que les situationnistes eux-mêmes disaient de ce terme : « Situationnisme : Vocable privé de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent [situationniste]. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes. » (« Définitions », Internationale situationniste n°1, juin 1958, p.13)

2943.

DEBORD, « Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.2

2944.

« Le Clavecin de Diderot » (1932), L’Esprit contre la raison, op. cit., p.172

2945.

Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.172

2946.

La Véritable scission dans l’Internationale, op. cit., p.45

2947.

Nous voulons dire : orientées vers et par une pratique.

2948.

« L’Avant-garde de la présence », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.11

2949.

Qu’on pense, entre autres, au film L’Age d’or ou à l’Anthologie de l’humour noir de Breton…

2950.

Entre le deuil du monde et la joie de vivre, op. cit., p.36

2951.

Entretiens, op. cit., p.296