4. Cristalliser les possibles et les aspirations de son époque :

Lorsqu’ils écrivent « nos idées sont dans toutes les têtes »3011, les situationnistes postulent que leur critique traduit l’ennui, le désespoir, le goût et le sentiment de révolte qu’inspireraient à chacun les conditions présentes de cette « survie » moderne. Quelles que soient les stratégies rhétoriques différentes mises en place par Vaneigem et Debord, pour inciter chacun à reconnaître la validité de leur critique et, par là, se reconnaître comme déjà porteur de cette critique, ils sont certains de réussir à cristalliser une certaine forme de révolte présente n’attendant plus que l’étincelle pour donner naissance aux plus beaux foyers révolutionnaires. C’est ainsi qu’ils justifient leur position avant-gardiste. Un deuxième élément assure, selon eux, la validité de leur critique : s’ils peuvent cristalliser les aspirations de chacun, c’est, d’une part, parce qu’ils ont su s’élever à un niveau critique global de la société et, d’autre part, parce qu’ils fondent leurs espérances révolutionnaires sur l’existence présente et concrète des possibles de leur époque. Leur stratégie ne consiste pas, comme les romantiques ou les surréalistes, à soulever les masses et à orienter leurs aspirations par des discours abstraits. Au contraire, ils fondent leurs perspectives sur l’ensemble des possibles nouvellement dégagés par les progrès techniques et technologiques de leur époque. Il n’est pas question de restaurer une forme d’harmonie primitive avec la nature mais de parier sur les possibles entrouverts par les progrès scientifiques et technologiques. La machine et l’automatisation progressive des tâches industrielles pénibles sont une bénédiction, selon lui : loin de se lamenter sur la destruction d’emplois humains qu’elle entraîne, ils envisagent la possibilité de se débarrasser ainsi du travail et de dégager pour les loisirs et la création de situations un temps libre conséquent. De même, ils envisagent tout le potentiel créatif possible que permettent les nouveaux matériaux de constructions modulables ou encore l’emploi formidable qui pourrait être fait des nouveaux moyens de sonorisation, de lumière ou de contrôle technologique total de l’ambiance d’un lieu pour la construction des situations. Contrairement à certains discours, les situationnistes ne s’effraient pas des progrès de la machine et de son emploi social. Par contre, ils posent avec pertinence la question politique de l’emploi de toutes ces diverses technologies. Debord et Canjuers posent ainsi les termes du débat : « partout, l’énormité des possibilités nouvelles pose l’alternative suivante : solution révolutionnaire ou barbarie de science-fiction »3012. En d’autres termes, le développement actuel de la technologie va-t-il donner le monde de 1984 décrit par George Orwell ou bien la société situationniste imaginée par l’I.S. ? Dans les années 1950-1960, les situationnistes insistent sur le retard du réel sur ses possibles. Dès 1957, Debord affirme ainsi : « notre époque est caractérisée fondamentalement par le retard de l’action politique révolutionnaire sur le développement des possibilités modernes de production »3013. Un peu plus tard, un article de l’Internationale Situationniste regrette que notre époque, « jusqu’ici, [ait] vécu très au-dessous de ses moyens »3014. Comment se satisfaire des horribles immeubles en béton construits à cette époque, instaurant un environnement morne et ennuyeux, quand quelqu’un comme Constant laisse augurer de l’emploi qui pourrait être fait de la technique actuelle si elle était mise au service d’un urbanisme innovant ? Comment accepter de se sacrifier au travail quand l’essentiel des tâches les plus pénibles pourraient être effectuées par des machines ? Comment se contenter, de même, des vieux rapports de production quand les progrès actuels rendent enfin possible un véritable état d’abondance ? Comment supporter de vivre dans un monde aussi ennuyeux quand on dispose de tous les moyens de transformer son environnement en un immense terrain de jeu passionnant ?

En 1945, Henri Lefebvre demandait : « combien ont cherché à se représenter ce que deviendrait la vie quotidienne, si elle se trouvait peu à peu haussée au niveau de ce que permettent la technique moderne et la science ? »3015. Les situationnistes, quelques années plus tard, n’ont cessé de représenter ces possibles-là. Ce faisant, ils ont contribué sciemment à créer une situation de décalage entre une série de nouveaux désirs et la réalité présente de leur insatisfaction. Pour créer un effet de rupture entre les aspirations possibles de chacun et la société présente, ils n’ont pas eu recours à quelques rêveries abstraites sur un âge d’or irréaliste mais ont souligné « le terrible contraste » existant « entre des constructions possibles de la vie et sa misère présente »3016. Ils ont parié sur le levier révolutionnaire suivant : « les désirs nouveaux qui se définissent se trouvent formulés en porte-à-faux » et, ce, selon eux, pour une seule bonne raison : « les ressources de l’époque en permettent la réalisation, mais la structure éco-retardataire est incapable de mettre en valeur ces ressources »3017. La stratégie de communication des situationnistes est donc simple : susciter de nouveaux désirs, dont le progrès technique rend possible la réalisation, et démontrer ensuite que l’organisation actuelle de la société en entrave la concrétisation. Il faut reprendre tous ces moyens technologiques des mains de la classe dominante, qui les canalise et les entrave en vue de ses propres intérêts, pour en faire un usage révolutionnaire inédit3018.

Par ce biais, les situationnistes tentent donc de définir une forme d’utopie concrète ou ce que Ernst Bloch appelle une « utopie réaliste »3019. Il n’est pas question de disserter sur l’Impossible ou sur quelque image abstraite de l’âge d’or mais de confronter la réalité de la société avec ses promesses et ainsi de proposer une « définition réaliste de l’avenir, fondée sur un dévoilement […] de l’état des choses existant »3020. C’est la même différence qu’Henri Lefebvre fait entre utopistes et « utopiens » : « Il faut distinguer les utopistes des utopiens, autrement dit l’utopie abstraite de l’utopie concrète […]. La pensée utopiste explore l’impossible ; la pensée utopienne dégage le possible »3021. C’est à ce titre qu’on comprend la protestation situationniste « il n’y a plus d’utopie possible, parce que toutes les conditions de sa réalisation sont là »3022 et que, comme ils l’affirment, « tout ce dont nous traitons est réalisable »3023. De même qu’ils affirment qu’il n’est plus question de faire de la poésie (au sens littéraire du terme) mais de la réaliser, il n’est plus question de proposer de nouvelles utopies mais de les réaliser, elles aussi. En ce sens, ces deux propositions se confondent : réaliser la poésie, c’est réaliser l’utopie dont elle est le vecteur et le contenu en même temps, depuis le romantisme allemand. Maintenant que toutes les conditions sont réunies, il s’agit de concrétiser les possibles qu’elle véhiculait jusque là en imaginaire, de transposer dans le réel sa créativité et de concrétiser la puissance communautaire qu’elle porte en elle-même.

Tel est le dernier aspect que nous voudrions aborder maintenant : montrer comment cette communication stratégique, visant à susciter une forme de désir révolutionnaire et de rupture avec le monde présent, tente de susciter une communauté nouvelle – dont « la société dynamique », telle que nous l’avons décrite, est le modèle – ce, notamment à travers la puissance unificatrice du mythe. Susciter un mouvement de rupture entre leurs lecteurs et leur époque, c’est une chose, il faut maintenant, en termes de stratégie de communication, réussir à agréger ces individualités révoltées au sein d’une communauté nouvelle. Dans l’héritage direct du romantisme allemand, nous voudrions démontrer comment la « révolution de l’existence quotidienne » existe, et se perpétue donc aussi, sous la forme du mythe. Sans revenir forcément aux perspectives idéalistes de cette « révolution poétique », dont nous avons parlé précédemment, tous ces poètes entendent sortir de leur isolement et prolonger leur pratique révolutionnaire par ce biais.

Notes
3011.

L’expression est régulièrement employée par les situationnistes. On la retrouve notamment dans deux articles de l’Internationale Situationniste : Raoul Vaneigem, « Banalités de base (1) » (Internationale Situationniste n°7, avril 1962, p.36) et René Vienet, « Les Situationnistes et les nouvelles formes d’action contre la politique et l’art » (Internationale Situationniste n°11, octobre 1967, p.33)

3012.

« Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.224

3013.

« Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.1

3014.

« L’Urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale situationniste n°3, décembre 1959, p.16

3015.

Critique de la vie quotidienne, tome 1 : Introduction, op. cit., p.261

3016.

« Instructions pour une prise d’armes », Internationale situationniste n°6, août 1961, p.3-4

3017.

G. DEBORD, « Rapport sur la construction des situations… », Textes et documents situationnistes (1957-1960), op. cit., p.2

3018.

Dans une certaine mesure, un tel type de propos nous rappelle celui que tient Donna Harraway dans son Manifeste Cyborg. On y retrouve le même pari d’un possible détournement des moyens technologiques et scientifiques à des fins positives et révolutionnaires – dans ce dernier cas, au service de la construction d’une identité « queer ».

3019.

E. BLOCH, « Idéologie, droit et morale » (1968), Le Romantisme révolutionnaire, op. cit., p.182

3020.

ibid.

3021.

Cité par Jean-Clarence Lambert dans sa préface à CONSTANT, New Babylon, op. cit., p.7

3022.

« Du rôle de l’I.S. », Internationale situationniste n°7, avril 1962, p.18

3023.

« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.25