b) La Quête d’un mythe nouveau :

Qu’est-ce qu’un mythe ?:

Qu’est-ce qu’un mythe, en effet ? A son niveau le plus simple, il peut se comprendre comme une manière d’ordonner le monde et, par conséquent, de s’y situer, de l’organiser en un système de représentation cohérent et ainsi de lui donner sens. Il transforme le chaos en cosmos et assure une certaine forme d’unité du monde. La pensée mythique lie donc, de manière indissociable, toute perception objective du monde à une représentation subjective. Elle humanise la perception du monde et la poétise à la mesure de notre imaginaire et de notre sensibilité. Si l’on refuse de se laisser enfermer dans le faux débat de l’idéalisme et du matérialisme et si l’on admet l’interaction constante du subjectif et de l’objectif, sans jamais que le premier ne puisse se substituer au second, le mythe peut s’interpréter comme une façon poétique d’habiter le monde, pour paraphraser Hölderlin. Pour en comprendre la nature, selon le poète allemand, il faudrait remonter à son origine grecque. A cette époque, estime-t-il, mythe et réalité étaient sur le même plan et les hommes percevaient dans chaque objet, dans la nature toute entière, la présence et la trace de dieux. La poésie était mythe, c’est-à-dire expression de cet ordre du monde réellement vécu, et la religion magie. Bien sûr, d’un point de vue historique, en même temps qu’il fut l’apogée et la pleine expression du mythe, le monde grec marque aussi le début de sa perte de sens et de sa séparation d’avec le réel à mesure que la pensée se rationalise et que la poésie devient littérature. Mais l’essentiel est ailleurs, pour Hölderlin : ce modèle, réel ou non, lui sert à développer sa propre pensée du mythe et de la fonction sociale de la poésie. Pour lui, comme pour tous les autres poètes romantiques, il est une présentation à la fois sensible et symbolique du monde, une forme de réflexion du réel qui définit le cadre et les conditions de conscience que nous en avons. Sa force doit se mesurer à sa capacité à faire sens pour l’ensemble de la communauté et à agréger autour de lui l’ensemble des pratiques et des croyances sociales. En d’autres termes, le mythe serait le cœur de la société, sa représentation fictionnelle vécue comme réelle. En donnant sens au monde, il définirait une sphère commune au sein de laquelle chaque homme pourrait trouver sa place et s’orienter.

Les poètes romantiques attribuent donc une double valeur au mythe. Selon eux, il est à la fois présentation sensible de l’Idée, c’est-à-dire un moyen d’accéder au vrai et de le présenter de façon compréhensible à chacun3048, et, en même temps, le liant de toute communauté véritable regroupée autour de lui. Ce deuxième point, celui qui nous intéresse directement ici, est largement illustré par la capacité qu’ont eu les diverses avant-gardes à générer un certain nombre de figures mythologiques (toutes proportions gardées) jouant le rôle de modèle et de liant au sein de ces petites communautés. Dans le cas du surréalisme, on peut penser au rôle que jouent les références à Rimbaud, à Lautréamont ou surtout à Vaché au sein du groupe3049. A lire les textes des années 1970-1980 de Debord, c’est le rôle que joue aussi Chtcheglov, pour la postérité, vis-à-vis du groupe situationniste. Enfin, dans le cas de la Beat Generation, on pense à la figure de Neal Cassady, élevée, là aussi, par Kerouac ou par Ginsberg, au rang de mythe fondateur et, ce, de son vivant même. Tel que l’évoque Kerouac, Cassady incarne le mythe moderne de la Beat Generation : un vagabond cultivé, en rupture avec la société, animé d’une « fureur de vivre » nouvelle et d’une soif de spiritualité « céleste ». Il incarne, aux yeux du romancier, « une sauvage explosion de la joie américaine »3050. Il entre dans la légende : « un gars de l’Ouest, de la race solaire, tel était Dean »3051. Pour Kerouac, il est ainsi au centre de tout : de sa nouvelle prose spontanée dont il dit tirer le modèle d’une de ses lettres et de l’inspiration d’une vie nouvelle. Il faut admettre que l’onde de choc provoquée par cette figure, telle qu’elle est développée dans Sur la route, est exceptionnelle. Avec lui, toute la Beat Generation allait ainsi « entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf »3052 et donner l’un des exemples les plus réussis d’un mythe nouveau. Kerouac, Ginsberg mais aussi des milliers de jeunes, allaient prendre la route à son exemple et tenter de vivre autrement. Le tout illustre suffisamment les plus grands espoirs des diverses avant-gardes poétiques : réussir à produire un mythe nouveau susceptible, un jour, de soulever les foules et d’agréger autour de lui une communauté nouvelle – et, ce faisant, redonner sa pleine fonction sociale au poète. Tel est ce projet central que nous voudrions désormais étudier et l’effort, par ce biais, de sortir de l’exercice littéraire isolé de l’écriture vers quelque chose qui la dépasse.

Notes
3048.

Hölderlin insiste sur ce point, dans un court texte conjointement attribué à Schelling et Hegel, Le Plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand. L’enjeu du mythe est central, selon lui : d’un côté, de par sa dimension esthétique, il permettrait au philosophe d’accéder au Vrai puisque le Beau est une voie censée mener à l’Idée et, de l’autre, il rendrait l’Idée compréhensible pour tous en la présentant sur un mode esthétique et sensible. En d’autres termes, le mythe est « religion sensible », c’est-à-dire présentation sensible et esthétique du rapport qui unit le fini à l’infini.

3049.

Sous la plume de Breton et à travers l’image qu’il en véhicule auprès de ses amis, Vaché devient une figure légendaire constitutive de l’identité du groupe surréaliste, à la fin des années 1910 et dans les années 1920. Breton rappelle, dans ses entretiens, combien, à l’époque, « son comportement et ses propos nous étaient un objet de continuelle référence. Ses lettres faisaient oracle et le propre de cet oracle était d’être inépuisable » (Entretiens, op. cit., p.50). Il va même plus loin et précise que « toute l’action à entreprendre […] semblait ne pouvoir s’aiguiller qu’en fonction de lui » (ibid., p.51). Après sa mort, en 1919, il est intéressant de suivre comment son évocation et son souvenir sont de plus en plus magnifiés et, en quelque sorte, déréalisés et comment on passe progressivement de l’homme à l’un des mythes fondateurs du surréalisme. Est-ce un hasard si, plus tard, en 1948, alors que le surréalisme cherche un nouveau souffle, Breton revient sur cette figure et tente ainsi de la réactiver ?: « Une cime, incontestablement la plus haute et la plus rayonnante que j’aie atteinte en rêve, se dégage de la brusque révélation que Jacques Vaché n’est pas mort. » (« Trente ans après » (1948), Lettres de guerre, précédées de quatre essais d’André Breton, op. cit., p.27)

3050.

Sur la route, op. cit., p.24

3051.

ibid., p.25

3052.

ibid.