Le Refus des disciples :

Les avant-gardes poétiques ont, pourtant, toujours généré, à leur suite, des phénomènes d’identification ou d’imitation. Le mythe, qui les entoure et qu’elles produisent souvent elles-mêmes, fonctionne à plein. Les exemples ne manquent pas, à ce sujet. L’influence du groupe situationniste lors de la révolution de mai 1968 ou la multiplication des groupes « pro-situs » dans les années 1970 est une bonne illustration de ce phénomène d’identification. A un niveau « grand public », on peut mentionner l’énorme impact des récits de Kerouac ou de Ginsberg sur la jeunesse américaine dans les années 1950-1960. Combien de personnes sont parties « sur la route » après avoir lu les romans de Kerouac ? Combien de comportements ont été influencé par le personnage de Dean Moriarty, double romanesque de Neal Cassady ? A leur époque, tous ces écrivains ont su cristalliser un certain nombre d’aspirations jusque-là latentes, le désir d’une autre vie et la montée des insatisfactions face à une société américaine puritaine, matérialiste, engluée dans la guerre froide et les « chasses aux sorcières ». A ce titre, on peut légitimement se demander ce qu’auraient été les mouvements de contestation des années 1960 et, en particulier, le mouvement hippie, s’il n’y avait pas eu la Beat Generation quelques années auparavant. Dans le cas du surréalisme, l’impact du mouvement fut beaucoup plus restreint mais le seul exemple de l’étrange Ernest Gengenbach suffit à nous renseigner sur l’effet galvanisant que put avoir leur expérience sur un certain nombre de personnes. Le cas de cet abbé, abandonnant son ancienne vie pour s’engager éperdument dans le surréalisme, au risque d’être interné ou emprisonné, illustre la capacité du discours surréaliste à bouleverser de fond en comble une vie. Les lettres enthousiastes de ce dernier, publiées dans La Révolution surréaliste, en témoignent suffisamment. En 1925, il raconte sa découverte de la revue surréaliste et l’écho qu’elle trouve chez lui : « J’y ai vu des cris d’angoisse exprimant le désir du néant ou la nostalgie d’une vie, d’un au-delà, où enfin nous pourrons, évadés d’ici-bas, être libres ! »3176.

Face à de telles déclarations enthousiastes ou à de tels phénomènes d’identification, l’attitude de ces poètes est souvent embarrassée. Par rapport au cas de Gengenbach, les surréalistes sont d’abord « flattés » et ils se servent de cet exemple pour témoigner du bien-fondé de leur démarche. Le fait de publier sa première lettre en première page de leur revue indique suffisamment l’exemplarité qu’ils veulent attribuer à ce cas. Par la suite, cependant, le mysticisme de Gengenbach ou sa prétention à fonder une religion diabolique durent quelque peu les gêner. La chose est similaire pour Kerouac, vis-à-vis de tous les lecteurs qu’il a influencé. D’un côté, bien sûr, il est heureux de rencontrer enfin un public, lui qui eut tant de mal à se faire publier. Pourtant, très vite, il prend de la distance par rapport à un phénomène de mode dont il se sent de plus en plus prisonnier, à mesure qu’il est débordé par tout ce que son livre Sur la route a pu déclencher. Il concède juste, à la fin de sa vie, sur un ton désabusé :

‘« Je ferais mieux d’aller raconter à tout le monde ou les laisser me convaincre que je suis le grand-père chenu et le précurseur intellectuel qui a engendré un déluge de radicaux marginalisés, d’insoumis, de bohèmes, de hippies et même de beats. »3177

La réaction la plus significative, cependant, est celle de Debord. On l’a vu, il n’a pas de mots assez durs pour critiquer les pro-situs et leur exprimer son mépris. Alors qu’il est régulièrement sollicité pour prendre la tête de tel ou tel mouvement révolutionnaire éphémère, il oppose une fin catégorique de non-concevoir, doublée d’une forme de moquerie, à tous ces groupes qui se prétendent autonomes et qui se hâtent pourtant de se trouver un chef. Bien sûr, on ne peut jouer des ressorts du mythe et de l’utopie et s’étonner ensuite de voir des individus se précipiter à votre suite – surtout lorsqu’on a soi-même décidé de se mettre en scène et d’incarner une figure exemplaire du révolutionnaire. Somme toute, la réaction des pro-situs est la preuve de la réussite des écrits de Debord et du mythe qu’il met en scène. Le problème est que tous ces lecteurs s’identifient à sa propre personne, au lieu de s’identifier à sa démarche. Au lieu de se constituer, à son exemple, en sujets révolutionnaires autonomes, ils endossent avec enthousiasme les habits du disciple. Voilà qui explique la réaction de mépris de Debord et l’impression qu’il a de ne pas avoir été compris, malgré ce relatif succès.

A vrai dire, le phénomène d’identification que tentent de provoquer ces poètes ne saurait être passif mais uniquement actif. Selon leurs désirs, il n’est pas question de s’identifier à Debord ou à Breton eux-mêmes, de les prendre tels quels pour modèle ou bien de reproduire passivement leurs pratiques et leurs idées. Celui qui procède ainsi deviendrait un simple disciple, soucieux d’imiter son maître, de suivre un enseignement qu’il juge incritiquable et un ensemble de perspectives qu’il estime idéales. Sa logique serait celle du militant que nous critiquions précédemment : la soumission à un idéologue et l’absence d’autonomie. On peut dire du disciple que « ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente »3178. Or, pour les situationnistes, il ne peut être question de tolérer à leur égard la moindre forme de soumission ou toute demande de direction. Encourager une quelconque forme d’obéissance ou de servilité leur paraît insupportable et, ce, à double titre : d’une part, parce que cela contredirait tous leurs principes politiques, eux qui aspirent à l’autonomie sociale et qui donc ne s’intéressent « qu’à la participation au plus haut niveau ; et à lâcher dans le monde des gens autonomes »3179, et, d’autre part, parce que cela reviendrait à transformer après coup leur discours en idéologie, en opérant une scission entre théorie et pratique. Ce qu’ils ne tolèrent pas en leur propre sein, il n’est pas question de le tolérer venant de l’extérieur. Puisqu’ « il est dans la nature du disciple de demander des certitudes, de transformer des problèmes réels en dogmes stupides, pour en tirer sa qualité, et son confort intellectuel »3180, celui-ci doit être combattu : d’abord parce qu’il transforme « la problématique théorique de l’I.S. en simple idéologie »3181 et surtout parce qu’il constitue, de fait, un ennemi du projet d’autonomie sociale, lui qui n’est encore qu’un homme de l’hétéronomie et qui se cherche des chefs. Quoi qu’il en dise, le pro-situ est donc, de fait, un ennemi des situationnistes et de leur projet.

Ces poètes prônent donc une forme d’identification active. Il n’est pas question de les imiter mais de piocher chez eux ce qui peut servir au développement d’une pratique autonome et de rejeter et critiquer tout le reste. Eux-mêmes, d’ailleurs, considèrent avec recul leur propre expérience. Si Debord devait reprendre sa vie à zéro, tout en empruntant la même voie de la radicalité et de la révolution, n’explique-t-il pas qu’il lui faudrait « tout reconsidérer depuis le début, corriger, blâmer peut-être, pour arriver un jour à des résultats plus dignes d’admiration »3182 ? Il invite son lecteur à faire preuve du même recul critique qu’il a vis-à-vis de lui-même. Dans la mesure où les situations historiques ne se répètent jamais deux fois à l’identique, à quoi nous servirait telle ou telle « recette » du passé pour nous en servir dans le moment présent ? Ceci n’implique pas de critiquer l’idée de « leçons de l’Histoire » ou de considérer que l’étude du passé n’a aucune utilité pour le présent. C’est une position intermédiaire que Debord définit : considérer d’un regard critique les stratégies du passé pour les détourner dans le moment présent. C’est ce que nous comprenons à la lecture d’un de ses ouvrages pourtant mineur, Le Jeu de la guerre.

On le sait, Debord est féru de stratégie. Il aime citer Clausewitz ou Sun Tse et se présenter comme un stratège de guerre. Il explique ainsi, dans Panégyrique : « Je me suis beaucoup intéressé à la guerre, aux théoriciens de la stratégie mais aussi aux souvenirs de batailles, ou de tant d’autres déchirements que l’histoire mentionne, remous de la surface du fleuve où s’écoule le temps »3183. Il s’y intéresse à ce point qu’il dépose le brevet, en 1965, d’un jeu de stratégie qu’il appelle le « kriegspiel », conçu dès les années 1950. En 1987, il présente ce jeu dans un ouvrage assez déroutant. Au lieu de parcourir un manuel de stratégie classique, le lecteur découvre le récit extrêmement détaillé d’une partie qu’il aurait jouée avec sa compagne Alice Becker-Ho, coups par coups et schéma de l’échiquier à l’appui, sur plus d’une centaine de pages. Seul un court texte, donné en annexe, nous renseigne sur les règles du jeu et quelques principes théoriques de stratégie. Aussi rébarbative que puisse paraître une telle lecture, la démarche de Debord est particulièrement éclairante sur le rapport qu’il entretient avec son lecteur et le type de position qu’il entend assumer par rapport à lui. Il aurait pu lui livrer un ensemble de règles de stratégies déterminées, à mettre en pratique pour ses combats présents et futurs et produire ainsi un discours théorique général. Au lieu de ça, il expose une stratégie donnée, dans des conditions précises, qu’il commente brièvement et qu’il abandonne au jugement et à la critique du lecteur. Premièrement, ceci démontre que seule compte la question de l’usage de la théorie, c’est-à-dire sa mise en pratique. En d’autres termes, l’étude des ouvrages de Debord n’aurait pas d’intérêt, selon lui, si elle n’est pas immédiatement réinvestie dans une pratique. Deuxièmement, il échappe aux pièges de l’exposé théorique général abstrait. En liant ainsi pratique et théorie, il engage l’une et l’autre dans le cours irréversible du temps, dans un processus de redéfinition et de renouvellement permanent. Il démontre que la théorie ne peut jamais se donner pour intemporelle et évite ainsi le piège du discours idéologique. Son lecteur est invité à reparcourir la partie jouée, non pas pour être capable de la rejouer à l’identique, mais pour enrichir sa propre pratique et sa propre réflexion stratégique à partir de l’étude critique d’une bataille donnée, en analysant ce qui a fonctionné et ce qui a échoué. Debord prend soin de préciser, en préambule, qu’il livre cette partie à l’étude, non comme modèle mais comme exercice, renvoyant toute bataille à venir à son principe d’incertitude essentiel. Nous pouvons en tirer la conclusion suivante : l’étude des situations et des luttes passées ne vise qu’à exercer les participants des situations futures à l’habitude de jouer et d’élaborer de nouvelles stratégies, et ne peut en aucun cas leur servir de modèles à reprendre et à appliquer passivement. Ce type d’étude, à laquelle nous invite Debord, ne vise pas à inculquer un savoir mais à exercer et à développer la capacité de chacun à construire de façon autonome ses propres stratégies, à chaque fois nouvelles et ne valant que pour une situation donnée et unique. C’est une manière comme une autre de signifier au lecteur qu’il serait tout aussi ridicule de chercher à appliquer, telles quelles, les théories de l’I.S. à une situation nouvelle que de vouloir reprendre une pratique passée en cherchant à lui donner la même signification théorique dans des conditions nouvelles. La seule attitude qui vaille ne peut être que le détournement, vis-à-vis de tout ce qu’a fait et de tout ce qu’a pensé l’I.S., et, à partir de là, de réinventer ensemble une théorie et sa pratique.

Debord ne procède pas autrement dans des livres comme In Girum imus nocte et consumimur igni ou Panégyrique. Là aussi, il refuse de se livrer à un exposé théorique général pour « seulement » nous livrer le récit de sa propre aventure et la soumettre à notre jugement. Il n’y a que dans le domaine de la critique sociale que Debord s’est hasardé sur le terrain du discours théorique. Dès qu’il s’est agi de parler de révolution, de luttes concrètes ou de façons de vivre, il a toujours lié son propos à sa propre expérience subjective, c’est-à-dire à sa pratique. Le mythe qu’il crée, ou l’utopie qu’il incarne, ne se rattachent qu’à un vécu relatif. Breton, dans une moindre mesure3184, ou surtout Vaneigem, ont fait de même. Si l’on doit retenir quelque chose du mythe mis en place par Debord ou par Breton, ce n’est pas leur biographie, le détail de leur action ou de leurs idées mais le sens et le principe même de leur démarche radicale : la construction autonome de soi et de son monde. C’est la seule forme de fidélité possible vis-à-vis de tous ces poètes : les traiter sans aucune forme de respect excessif, prendre chez eux ce qu’il y a de bon et les renvoyer ensuite à leur propre passé historique, pour ne plus s’occuper que de notre seul présent. Le lecteur est invité à la critique et au détournement. Pour paraphraser Vaneigem, il doit développer une « anti-lecture », une lecture qui se manifeste par des actes, une lecture qui réalise le mythe ou l’utopie. Seulement, là encore, comme dans le cas de la poésie, ce n’est pas en tant que contenu qu’ils doivent être réalisés, mais en tant que démarche. En d’autres termes, situationnistes et surréalistes ne proposent pas une quelconque création modèle mais un modèle de création, non pas un idéal de vie mais une idée de la vie – et ce n’est pas le moindre des legs qu’ils pouvaient nous laisser.

Notes
3176.

« Une Lettre », La Révolution surréaliste n°5, 15 octobre 1925, p.2

3177.

« A Quoi suis-je en train de penser ? » (1969), Vraie blonde, et autres, op. cit., p.107

3178.

G. DEBORD, La Société du spectacle, op. cit., p.31

3179.

« Le Questionnaire », Internationale situationniste n°9, août 1964, p.25

3180.

« L’Opération contre-situationniste dans divers pays », Internationale situationniste n°8, janvier 1963, p.28

3181.

ibid.

3182.

In Girum imus nocte et consumimur igni, op. cit., p.55

3183.

Panégyrique tome premier, op. cit., p.69

3184.

La théorie, chez lui, occupe une part bien plus importante. La seule rédaction de manifestes – ce que n’ont jamais fait Debord ou Vaneigem – suffit à le prouver.