Introduction

Le terme « illettrisme » apparaît en France à la fin des années 1970 dans le rapport moral de l’association ATD quart monde. Des politiques nationales de lutte contre l’illettrisme vont alors être successivement menées. Afin d’orienter la mise en œuvre de moyens pour lutter efficacement contre l’illettrisme, les politiques nationales chercheront à définir l’illettrisme et à dénombrer les personnes adultes rencontrant des difficultés pour lire et/ou écrire.

Le rapport « Des illettrés en France » (Espérandieu, Lion & Bénichou, 1984) constitue une première étape officielle française de la prise de conscience de l’illettrisme qui donne naissance au Groupement Permanent de Lutte contre l’Illettrisme (GPLI) en 1984. Cette première étape est marquée par l’importance de la distinction entre illettrisme et analphabétisme. Le terme analphabétisme est réservé pour désigner les personnes qui n’ont jamais été scolarisées. Néanmoins, une fois cette distinction posée, la définition de l’illettrisme apparaît complexe. Les auteurs du rapport vont alors choisir de s’appuyer sur la définition de l’analphabétisme proposée par l’UNESCO (1958) pour définir les personnes en situation d’illettrisme : « ceux qui ayant le plus souvent appris à lire et à écrire, en ont perdu la pratique au point d’être incapable de lire et d’écrire, en le comprenant, un exposé bref et simple de faits en rapport avec la vie quotidienne ». Reprise dans les discours de la presse, cette définition ouvre la porte à l’expression de représentations sociales stigmatisantes (Frier, 1992). La personne en situation d’illettrisme est à la fois présentée comme quelqu’un qui ne sait pas lire mais, bien au-delà, comme quelqu’un qui serait incapable d’agir socialement. Elle souffrirait d’un tel sentiment de honte qu’elle vivrait recluse, de peur d’être découverte. Les discours de la presse dépeignent ces personnes avec des traits physiques permettant de les reconnaître et comme atteintes d’une « maladie ». En 1991, le GPLI définit l’illettrisme de la manière suivante : « il faut entendre par illettrisme une maitrise insuffisante des savoirs de base, constitués de l’ensemble des compétences et des connaissances permettant dans différents contextes (familial, social, professionnel, culturel …) de communiquer avec autrui et son environnement par le langage oral (émis et reçu), la lecture, la production écrite, d’utiliser les outils mathématiques (…) de se repérer dans le temps (…) de se repérer dans l’espace (…) ». Cette définition décrit les personnes en situation d’illettrisme comme ayant des difficultés massives dans tous les domaines et dans tous les contextes.

Une nouvelle réflexion est ensuite lancée afin de mieux circonscrire cette réalité et d’essayer de dépasser ces représentations. En 1995, le GPLI adopte la définition proposée par Besse, Falaize et Andrieux : l’illettrisme vient qualifier « la situation des personnes qui ont été scolarisées, mais qui ne maitrisent pas suffisamment l’écrit pour faire face aux exigences minimales requises dans la vie professionnelle, sociale, culturelle et personnelle ». Cette définition recentre alors l’illettrisme autour de difficultés avec l’écrit. La réflexion définitionnelle se poursuit avec l’Agence Nationale de Lutte contre l’Illettrisme. Aujourd’hui l’illettrisme est défini comme « la situation des personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et à comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples » (ANLCI, 2003). Cette définition vient signifier que l’illettrisme caractérise des difficultés à utiliser l’écrit dans des situations de vie quotidienne et non plus dans toutes les situations que peut rencontrer une personne. La définition se poursuit en mettant l’accent sur les compétences des personnes en situation d’illettrisme. Elle cherche ainsi à dépasser les représentations sociales caractérisant l’illettrisme comme une incapacité d’agir. « Les personnes en situation d’illettrisme ont acquis de l’expérience, une culture et un capital de compétences en ne s’appuyant pas ou peu sur la capacité à lire et à écrire. Certaines ont pu ainsi s’intégrer à la vie sociale et professionnelle, mais l’équilibre reste fragile, et le risque de marginalisation permanent. D’autres se trouvent dans des situations d’exclusion où l’illettrisme se conjugue avec d’autres facteurs » (ANLCI, 2003).

En parallèle à ces questions de définition vient se poser le problème du dénombrement. L’estimation du nombre de personnes en situation d’illettrisme apparaît essentielle pour mobiliser des moyens, notamment financiers, dans la lutte contre l’illettrisme. Plusieurs nombres ou pourcentages sont successivement avancés : des centaines de milliers pour le rapport « Des illettrés en France », 9% selon la Journée d’Appel et de Préparation à la Défense (JAPD) en 1999 ou encore 40% suite à l’enquête International Adult Literacy Survey (IALS) en 1994. Face à de telles variations, la recherche d’un nouveau dénombrement ne pouvait se faire sans une analyse approfondie des méthodologies de testing employées dans ces enquêtes et plus particulièrement après l’enquête IALS (Blum & Guérin-Pace, 2000). En 2000 est alors lancée par l’INSEE l’enquête nationale « Information et Vie Quotidienne » (IVQ). Les objectifs de cette enquête sont de dénombrer les personnes manifestant des difficultés dans le traitement de l’écrit et d’estimer les performances des français sur des épreuves de lecture, écriture et numératie. Les enquêteurs ont rencontré, en 2004, 10 384 personnes auxquelles ils proposent des situations de lecture, et d’écriture présentées sur des supports proches de la vie quotidienne. Le niveau de difficulté des épreuves varie selon les compétences que les sujets ont manifestées lors d’un premier temps de l’évaluation, sur des épreuves d’orientation. Concernant les adultes repérés en difficulté avec l’écrit dans le module orientation, les situations proposées cherchent à recueillir des données objectivées pour mieux comprendre leurs difficultés en lecture de mots et pseudo-mots, en compréhension de texte et en production de mots et pseudo-mots. Les résultats de l’enquête IVQ font apparaître que 7% des personnes nées en France et de langue maternelle française manifestent des difficultés dans l’utilisation de l’écrit (Murat, 2005).

Quantifier ne suffit pas pour mener des actions de remédiation efficaces. La fragilité qu’engendrent des situations d’illettrisme face à l’insertion socioprofessionnelle et face au maintien dans l’emploi rend nécessaire d’approfondir les connaissances sur la manière dont se comportent ces personnes face à l’écrit. Comment mieux connaître leurs compétences réelles ? L’illettrisme a fait l’objet de plusieurs recherches scientifiques en psychologie, sociologie, didactique ou encore en histoire depuis les années 1980. Les résultats ont été présentés dans plusieurs colloques internationaux, en 1990 (Besse, J.-M., De Gaulmyn, M.-M., Ginet, D. & Lahire, B., 1992) et en 1996 (Andrieux, F., Besse, J.-M. & Falaize, B., 1997) par exemple. En psychologie, les recherches se sont poursuivies autour de la compréhension du fonctionnement cognitif des personnes en situations d’illettrisme, en lecture notamment (Gombert & Colé, 2000 ; Petiot-Poirson, 2006).

Dans notre recherche nous faisons le choix de nous intéresser à une production de communication écrite adressée à un destinataire absent par des personnes en difficulté avec l’écrit. Nous verrons, au cours de l’exploration de la littérature scientifique, que de nombreux modèles théoriques en psychologie cognitive s’attachent à comprendre quels processus sont impliqués dans la production d’un texte. Ainsi trois processus cognitifs sont identifiés : la planification, la mise en texte et la révision. Toutefois la production d’une communication écrite ne peut se réduire à l’unique activation de processus cognitifs En effet l’écrit est utilisé dans un environnement particulier qui guide ces processus. Des normes, règles et conventions d’écriture préexistent aux sujets. Celles-ci sont en partie transmises par l’école qui organise alors un rapport spécifique à l’écrit.

L’objectif poursuivi dans notre recherche est de mieux comprendre le rapport à l’écrit que ces personnes entretiennent lorsqu’elles produisent une communication écrite. Comment les personnes en situation d’illettrisme se comportent-elles lorsqu’elles doivent produire un courrier destiné à un destinataire absent ? Comment ce comportement peut-il se différencier de celui manifesté par des personnes expertes dans le traitement de l’écrit ? Nous chercherons aussi à savoir si un développement des compétences à communiquer par écrit peut avoir lieu une fois la fréquentation scolaire terminée chez les sujets en situation d’illettrisme.

Dans un premier chapitre, nous présenterons tout d’abord plusieurs modélisations théoriques en psychologie cognitive de la production écrite et différentes recherches sur le développement des processus cognitifs impliqués dans cette activité cognitive. Puis nous verrons en quoi la prise en compte d’approches sociologiques et didactiques peut apporter un éclairage différent et complémentaire à la compréhension de la production d’une communication écrite. Nous présenterons alors plusieurs recherches articulant des approches pluridisciplinaires pour tenter une meilleure compréhension des difficultés de jeunes et d’adultes face à l’écrit. À partir de cette exploration de la littérature scientifique, nous préciserons dans un second chapitre nos problématiques et hypothèses. Nous exposerons dans un troisième chapitre les choix méthodologiques qui devraient nous permettre de mettre à jour les logiques sous-jacentes à la production de texte chez des sujets en difficulté avec l’écrit ainsi qu’une amélioration possible de ces logiques. Les résultats de notre recherche seront présentés dans le quatrième chapitre pour être ensuite discutés dans le dernier chapitre.