4.3 Au delà de l’école, quel rapport à l’écrit, quelle appropriation ?

Une fois l’apprentissage institutionnel de la langue française écrite terminé, d’autres représentations peuvent se construire, d’autres pratiques d’Ecrit peuvent être développées par les sujets selon les instances socialisatrices et la manière dont les individus incorporent les normes et règles. En effet l’appropriation de l’Ecrit est modelée tout au long de la vie par différentes instances socialisatrices.

‘« L’école, mais aussi une infinité de situations sociales « non scolaires » (urbaines, administratives, commerciales, politiques…), diffusent une série de techniques d’objectivation et placent les être sociaux dans des formes de relations sociales où des « savoirs lire et écrire » plus ou moins spécifiques s’avèrent indispensables. Et c’est parce que les techniques d’objectivation ne sont pas universellement partagées et parce que tous les êtres sociaux de nos formations sociales ne sont pas « à égalité » lorsqu’il s’agit de s’approprier les savoirs objectivés qu’il y a là un problème typiquement sociologique » (Lahire, 1993 : 115).’

Besse postule aussi pour un développement du rapport à l’écrit en dehors d’un système d’enseignement institutionnalisé en étudiant notamment le rapport à l’écrit des adultes en situation d’illettrisme mais aussi l’appropriation de l’écrit chez les enfants. Leurs travaux sur l’entrée dans l’Ecrit dans la lignée de Ferreiro montrent que le rapport à l’écrit se construit, dans un premier temps, préalablement et en dehors d’un enseignement systématique de la langue écrite. Celui-ci se modifie au contact de l’institution. Il continue à se développer différemment selon les contextes et situations face auxquels les individus se trouvent confrontés.

Pour décrire cette évolution du rapport à l’écrit Besse (1992) va définir un modèle d’appropriation de l’écrit. Ce modèle va au-delà des modèles de rapport à l’écrit présentés plus haut (Bautier, 1995 ; Barré-de-Miniac, 2002) en incluant des dimensions affectives, cognitives, relationnelles, et sociales.

L’appropriation de l’écrit s’organise en système dynamique autour de cinq axes :

L’idée de système dynamique vient signifier que rien n’est figé en matière de rapport à l’écrit. Rien n’est installé définitivement par une instance socialisatrice. Si au niveau des traitements de l’écrit, les performances peuvent chez certains sujets être faibles, voire peuvent diminuer une fois la fréquentation scolaire terminée, l’évolution du rapport à l’écrit peut avoir lieu sur les autres axes. Ainsi mettre en évidence ce type d’évolution ne peut se faire que dans le cadre de diagnostics fins.

L’évolution du rapport à l’écrit chez des adultes a été mise en évidence à travers une recherche sur une population d’adultes incarcérés (Besse, Petiot-Poirson, Petit Charles, 2001 & 2003) et une recherche sur les jeunes en situation d’illettrisme non scolarisés (Besse, Allègre-Laforêt, Chalani, Montérémal, 2004).

Besse, Petiot-Poirson, Petit Charles (2001, 2003) ont cherché d’une part à mieux identifier les savoirs de base sur l’écrit des personnes détenues, en situation d’illettrisme. D’autre part l’objectif de cette recherche était de décrire des évolutions dans les compétences sur l’écrit ainsi que les représentations spécifiques qu’ont ces personnes sur l’écrit après avoir suivi une formation de 40 h ou 80 h. Les données ont été recueillies dans le cadre de diagnostic des modes d’appropriations de l’écrit (DMA) réalisé à trois temps différents appelés DMA-J1 (entrée de formation), DMA-J2 (à l’issue de 40 heures de formation) et DMA J3 (à l’issue à nouveau de 40 heures de formation). En entrée de formation, 37 personnes ont participé à la recherche, puis 18 au DMA-J2 et 4 au DMA-J3.

Les données recueillies au DMA J1 ont permis de définir à partir de leur performance en traitement de l’écrit quatre groupes de niveaux :

Concernant l’évolution des compétences et représentations, après 40 heures de formations les 18 sujets ont amélioré ou stabilisé pour les personnes du groupe D leur efficacité en traitement de la lecture et de la production écrite. Au niveau de l’évolution du mode d’appropriation de l’Ecrit au DMA-J2, on assiste pour certains sujets à un développement des motivations à utiliser l’écrit mais peu d’évolution des autres axes est relevée. En revanche au DMA-J3 c’est-à-dire après 80 heures de formation, les auteurs notent un développement des compétences linguistiques et de la confiance en soi - et ce notamment pour un sujet - ainsi qu’un développement des pratiques chez l’ensemble des sujets.

Besse, Allègre-Laforêt, Chalani et Monteremal (2004) ont mené une étude sur les jeunes en situation d’illettrisme en région Rhône alpes en se donnant pour but d’améliorer la connaissance de ce public dans son rapport à l’Ecrit afin de pouvoir identifier les facteurs déclencheurs ou les freins à leur mobilisation à des dispositifs de formations. Cette recherche s’est déroulée à travers une série d’entretiens réalisés auprès de jeunes en difficulté avec l’écrit âgés de 14 à 30 ans et d’acteurs sociaux. Le premier constat de cette étude a été de distinguer deux sous-groupes en fonction de leur proximité de la fréquentation scolaire. Le premier sous-groupe composé de jeunes âgés entre 16-17 ans et 22-24 ans exprime un souvenir douloureux du vécu d’échec scolaire. Toutefois il apparaît que ces jeunes soient très demandeurs de formes d’apprentissage scolaire lors de formations. Le groupe composé de jeunes âgés entre 23-24 ans et 30 ans exprime moins un rejet virulent de l’institution scolaire. Ils manifestent d’autre part des motivations externes quant à un réapprentissage ou une remise à niveau éventuelle au niveau du lire-écrire. Pour eux, cette remise à niveau apparaît importante pour accéder à un emploi, s’installer avec son/sa fiancé/e ou aider ses enfants. Alors que les motivations vers une formation se heurtent à des représentations scolaires pour le premier sous-groupe, le second - plus éloigné de la fréquentation de l’institution scolaire - fait appel à d’autres types de motivation liés à la confrontation à un contexte socioprofessionnel.

D’autre part, dans les entretiens réalisés avec les jeunes et ceux effectués auprès des acteurs, il s’avère que l’argument le plus fréquemment invoqué comme pouvant mobiliser les jeunes autour de l’écrit est la prise en compte des centres d’intérêt de ces jeunes. Cette prise en compte se voudrait en rupture avec leurs souvenirs de la fréquentation de l’institution scolaire. En effet pour ces jeunes supposés illettrés ce qui était fait au sein de l’école – et notamment au niveau de l’Ecrit – ne faisait pas l’objet d’un investissement résonnant avec leur vie quotidienne. Cette recherche fait donc apparaître que les représentations que ces jeunes peuvent avoir construit de l’Ecrit et ses usages sont fortement marquées par cette dichotomie voire ce clivage entre l’école et la vie quotidienne.